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Encore des chapitres

Votre instinct a vu juste, le limier libraire ne vous poursuit plus car un autre client entre dans sa guitoune et l'accapare. A ce que vous entendez, il est lui aussi à la recherche du même Livre que vous. Cela devrait vous laisser assez de temps pour lire la suite.

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Chapitre 21

La nuit était tombée sur la Maison du Soleil d’Anhouryn. On voyait clairement, par les larges ouvertures en verre, la pleine lune rouge. Ce qui ne fut pas sans rappeler à Kwo et Morgoth la pénible bataille de la nuit précédente, celle où ils avaient perdu moult frères. 

– Je n’y retournerai pas, lui dit Kwo qui était assis sur un banc de bois blanc patiné. 

Il avait à nouveau enfilé sa chemise jaune complètement froissée et déchirée. À côté, Morgoth regardait la nuit par le demi-dôme de verre qui les dominait. 

– Je comprends Kwo. Moi non plus, je n’ai pas envie, mais il le faut si on veut avoir un pays libre.

– On a libéré déjà les terres du Ventre de Gaslog, les cités de Taranthérunis, puis Esyos, Kyrlog, où ç’a encore été une boucherie et Kabaye qu’on a réussi à prendre en tenailles. Ça s’arrêtera où cette histoire ?

– Et n’oublie pas la nuit dernière où on a payé un cher tribut, ajouta Morgoth.

Leur voix résonnait dans la grande salle aux murs hauts et blancs de chaux.

– Non, celle-là je ne l’oublierai jamais, avec ces monstres qu’il a fallu abattre jusqu’au dernier. Cela me terrorise, rien que de voir la pleine lune rouge.

Morgoth se rapprocha de lui en glissant ses fesses sur le banc. Il le prit par ses frêles épaules. 

– La fraternité des combattants, c’est quand même quelque chose, non ? lui dit Morgoth en le balançant gentiment.

Kwo sourit en se souvenant de Lutaï, un ami qu’il avait perdu dans le siège d’Esyos, il y a près d’un sillon.

– C’est vrai. Et c’est pour ça que je veux quitter l’armée. Marre de me faire des amis et de les voir finir en charpie dans la boue. 

– Nous ne sommes pas éternels Kwo. À un moment ou un autre, il faut savoir affronter la mort. C’est sur un champ de bataille, quand on est le mieux armé qu’il est préférable de la croiser. 

Morgoth s’était levé et serrait les poings, mimant un combat contre un ennemi imaginaire.

– Armé ou pas, la mort te prendra plus vite que tu ne le crois, ajouta Kwo.

– C’est vrai. Mais, quand j’irai en bas, je serai armé et je pourrai défier les morts pour gagner une nouvelle vie.

– Tu crois à ces sornettes. La vie, c’est ici et maintenant… pas après. Ça, c’est de la marchandise de prêtre.

– Kwo, de toute façon, nous n’irons pas nous battre. Demain, nous nous livrerons aux gardes impériaux comme convenu. Et nous terminerons la guerre en bons prisonniers. Je doute qu’on nous libère.

– Ça, c’est ce que tu as choisi. Moi, je file, ajouta Kwo.

– C’est ce que j’ai choisi pour nous, en tant qu’officier. Et toi, en tant que soldat, tu vas suivre.

Kwo se renfrogna, fatigué de toujours être un captif sous les ordres de quelqu’un alors qu’avant, il était libre.

– Je ne peux pas te laisser partir Kwo. Je l’ai promis à la donneuse de vie… C’est un marché que j’ai passé… Tu comprends, hein ?

Kwo faisait le déçu, mais s’avouant vaincu, il fit oui de la tête.

– Sans toi, je n’y serais jamais arrivé. Et si ce n’était que moi… mais j’ai donné ma parole à la jolie… dame. Je ne peux pas me débiner, pas Morgoth.

Kwo lui posa la main sur l’épaule.

– T’inquiète, je m’y ferai. Mais toi aussi, va falloir t’y faire à la prison. On ne te servira pas des repas plantureux comme ici. Au menu, ça va être de la soupe à l’eau, attention.

– Ah ah, rigola le komodor.

– D’ailleurs, en parlant de ça, j’ai comme une grosse envie d’aller causer avec les enfers, dit Kwo. 

– C’était bon leur araignée de mer aux olives d’Alacande. Ils ne se refusent rien les curetons d’Anhouryn, dit Morgoth en se frottant les écailles de son ventre plein.

– Délicieux, mais l’huile d’olive, ça me lubrifie les entrailles, ajouta Kwo. 

Il alla pour donner une accolade à Morgoth et s’arrêta.

– Que j’suis bête, je vais juste aux latrines, dit-il.

Morgoth le regarda d’un air interrogatif n’ayant pas bien perçu la portée du geste. Kwo se leva et cherchait sa direction quand il vit Morgoth qui s’était allongé sur le banc pour commencer le sommeil de la nuit.

– Morgoth…

– Hein quoi ?

– … Les latrines, c’est par où ?

Morgoth lui indiqua du bras un escalier un peu plus loin qui descendait.

– Merci, mon vieux… merci à toi, continua-t-il en murmurant.

Et Morgoth, qui n’avait pas entendu les derniers mots de Kwo, ferma les yeux pour dormir.

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Chapitre 22

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Les journées étaient de plus en plus dures à porter sur ses vieilles épaules. La nuit rouge retombée, c’était déjà la seconde du cycle de cinq nuits de pleine lune. Et le temps, celui qui n’a de cesse de lui filer entre les doigts, était compté s’il voulait profiter d’une petite part de la Concession Divine.

Commencée il y a neuf sillons maintenant, sur aucun des deux liens précédents il n’avait pu s’arroger le droit de ponctionner une infime portion. Une portion qui lui assurerait de terminer ce pour quoi il était revenu. 

« Tous ces sillons pour une seule nuit, réfléchissait Chèl Mosasteh, recouvert d’un capuchon masquant son identité. Certes, cela m’a donné assez de pouvoir pour rattraper tout ce temps que tu m’as fait si habilement perdre, Thurl. Mais comme tu peux le voir, je suis plus rusé que toi. Les sillons sont passés et j’ai appris à détourner les phrases que l’on croit taillées dans le marbre, marmonnait-il en refermant la petite porte qui donnait dans une ruelle d’Ildebée. » 

Sa fonction de devin permettait, entre autres avantages, d’avoir accès à la quasi-totalité des passages secrets des bâtiments impériaux. Il restait néanmoins risqué pour un homme âgé de sortir de nuit dans la cité d’Ildebée. 

Mais le vieil homme, extrêmement malin, avait su glisser dans les oreilles de son empereur qu’il serait plus sage d’imposer un couvre-feu, les nuits d’avant et d’après la bataille. Cette mesure était généralement prise pour maintenir des débordements sur une population insoumise à la volonté de l’Empire. Or Ildebée faisait bel et bien partie de l’Empire des Cités Rouges. Mais, il demeurait important sinon crucial que, les nuits précédant et continuant le rite de l’Éternel, il n’y ait aucun autre problème à gérer. Afin d’être sûr que tout se déroule comme convenu, le Magnus Kéol n’eut pas besoin de plus pour ordonner le couvre-feu.

Aussi, Chèl Mosasteh se baladait sereinement dans les rues de la cité sans craindre une mauvaise rencontre. Il possédait dans une aumônière une plaque dorée à l’effigie de l’empereur, un saufconduit qui clôturerait toute discussion avec les unités de gardes qu’il croiserait.

Tout ce qu’un cerveau pouvait penser pour se faciliter la tâche restait de son ressort. Néanmoins, il lui fallait toujours monter et descendre les marches et parcourir les couloirs étroits des passages dissimulés dans les murs de la forteresse, ce qui le fatiguait. Un peu plus loin de la porte dérobée, Chèl Mosasteh dut s’adosser à un mur pour reprendre son souffle. Il lui fallait aller jusqu’au bout de la ruelle où l’attendait une chaise à porteurs dont il avait pris soin de commander la course plusieurs nuits plus tôt. D’ailleurs, cette chaise à porteurs attendait toutes les nuits depuis cinq jours déjà, une feinte pour dérouter d’éventuels espions.

« On ne saurait être trop prudent, car je sais que tu guettes, se répéta le devin en montant à l’intérieur. »

Une fois plus en hauteur, soulevé par quatre malabars, de la guilde des porteurs de chaises, seule habilitée à se déplacer sous couvre-feu, Chèl Mosasteh apprécia l’illusion de la sécurité. La faiblesse de son corps vieillissant l’avait rendu dépendant de l’enceinte impériale qu’il ne quittait pour ainsi dire jamais. 

Un son strident venant d’en dessous, comme le cri d’un homme glissant inlassablement vers son destin, surement provenant des égouts, éleva en lui des frissons de peur. En regardant ses mains trembler, de suite, il repensa à un moment de sa vie bien plus terrifiant, dans le tombeau où pour la première fois, il avait vu celui qui lui parlait depuis si longtemps. 

Ses souvenirs en mémoire, le devin passa la tête au travers du rideau de la chaise, pour mettre le nez dehors et admirer les contours familiers et rassurants des maisons de la cité d’Ildebée. Les mains calmées, il put un peu plus apprécier le voyage jusqu’à la tour, à la croisée de la rue du Rocher noir et de la place du Puits béant. Arrivée là, la chaise s’abaissa. Il ne sortit pas une seule pièce, il avait déjà tout réglé d’avance. Toutefois, l’escapade en terrain inconnu, lui valut de laisser parler sa langue.

– Vous m’attendez, n’est-ce pas ?

– Oui messire, oui messire, lui répondit l’un des quatre d’une voix mal assurée.

Chèl Mosasteh put alors se diriger vers la tour qui pointait dans le ciel étoilé. D’en bas, il vit la lueur des lumières qu’avait installées pour sa venue, l’hôte de ces lieux. À peine était-il arrivé devant le portail qu’il s’ouvrit sans même qu’il n’eût à manifester sa présence. Un serviteur, derrière, avait observé et attendu son arrivée.

– Par ici, messire, dit-il juste, d’une voix nasillarde.

Chèl Mosasteh n’avait que faire de ces servants. Il était impatient de la rencontrer. Plus loin, une autre porte restait ouverte donnant sur l’intérieur de la tour dans un endroit manquant de lumière. Un autre servant, plus petit, arriva portant un chandelier en fer forgé, sur lequel six bougies allumées avaient été piquées.

– Suivez-moi s’il vous plait, monseigneur.

La lumière fut bienvenue, car il fallait encore gravir un escalier raide, longeant le mur circulaire de la tour. Chèl Mosasteh dut prendre son temps et à plusieurs reprises reprendre son souffle. Son cœur battait fort dans le vieux coffre qui lui servait de corps. Était-ce l’effort de l’ascension qui causait autant de bouleversement ou plutôt de revoir celle qui, malgré lui, l’avait ébloui, le soir où il avait fait sa rencontre ? 

Patient, le servant à quatre bras attendait sur les marches supérieures, sans dire mot et surtout sans lui donner de l’aide comme l’avait bien mis en garde sa maîtresse. Pour cela, il fallait attendre que le vieil homme use lui-même ses mains et s’accroche à l’épaule du servant. C’est d’ailleurs ce qu’il fit, arrivé à la moitié de l’escalier, se sentant incapable de continuer sans une béquille. Enfin, il arriva au sommet, qui donnait en plein sur la voute céleste, voilée du rouge lunaire.

– Vous avez fait tant de dépenses pour m’accueillir madame, lui dit-il alors qu’elle était encore de dos à préparer des mélanges de couleurs. 

Larlh Vecnys fit la surprise, car elle savait que les hommes aimaient à surprendre les femmes. C’était dans leur nature. Et Chèl Mosasteh ne dérogea pas à cette règle. 

– Vous m’avez fait peur, éminence.

– Je vous en prie, arrêtez avec ces titres. Nous nous connaissons un peu plus maintenant. 

À nouveau, Chèl Mosasteh, en voyant cette femme à six bras, ressentit cette sensation qui était enfouie en lui depuis si longtemps.

– Mais je ne suis qu’une femme de bas étage, une tatoueuse.

– Vous comme moi, savons quels sont vos dons, et en aucun cas, vous ne devez croire que je vous considère comme une de ces prostituées. Nous avons ce point commun qui fait, de nous deux, des êtres à part. 

Chèl Mosasteh, en plus de vouloir la flatter, le pensait sincèrement. Ce qu’il était venu chercher, seules de rares femmes-araignées étaient capables de le réaliser. 

– Et, je suis d’ailleurs heureux d’avoir eu la chance de vous rencontrer, ici, dans cette cité assiégée, continua Chèl.

– Comme vous dites, c’est bien là de la chance. Ces derniers jours, j’hésitais à retourner d’où je suis venue, en des lieux plus cléments, à la capitale Élinéa. Mais, les affaires sont les affaires. J’avais encore à terminer une tâche pour assurer mon avenir et chemin faisant, nous nous sommes rencontrés.

– Comme la vie est bien ou mal faite, ponctua Chèl.

– Pourquoi donc mal faite ? dit Larlh Vecnys faisant mine d’être un peu vexée. 

– Oh pardon, bien faite, pour notre rencontre et mal faite car je suis d’un âge trop avancé à côté du vôtre.

– Allons, allons, c’est d’ailleurs pour cela que nous nous voyons ce soir, dit-elle rassurée par le compliment du devin.

– Regardez plutôt qui se cachait sous l’armure que vous m’avez demandé de ramasser ce matin, dans cet… dit-elle en désignant de l’une de ses six mains, l’orkaim qui était allongé sur le dos, visiblement endormi. 

– Avant tout, je voulais m’excuser de vous avoir assigné à cette basse besogne dans ce théâtre sordide peuplé de cadavres. Mais je crois qu’il y avait là un beau spécimen, capable peut-être de me rendre un peu ma vigueur passée. 

Chèl Mosasteh la regarda avec ce que l’on pouvait désigner comme de l’enthousiasme. 

Un autre lit de bois, mais molletonné de couvertures pliées avait été installé parallèlement à celui de l’orkaim. Entre les deux têtes de lit était posé tout un attirail étrange, une sorte d’alambic. À l’intérieur, évoluaient en volutes de couleurs des liquides visqueux. À intervalles réguliers, une bulle d’air remarquable remontait à la surface du gros globe de verre. De cet instrument merveilleux partaient des tubes souples qu’on aurait dits sortis des boyaux d’un animal. Leur extrémité était terminée par des aiguilles fines et allongées. Devant l’alambic, Larlh Vecnys avait étalé une dizaine de pots en verre avec à l’intérieur, des pigments de couleurs, tous différents.

– Allongez-vous ici. J’ai fait mettre quelques couvertures pour vous soulager le dos.

La raideur de son corps l’obligeait à serrer les dents quand il exécutait des mouvements nouveaux. Et, s’allonger sur ce lit de bois, à hauteur de table, en était un.

– Cela sera douloureux ? demanda Chèl Mosasteh d’une voix où l’on pouvait sentir une certaine appréhension.

– S’il y a bien un art où je suis passée maîtresse, c’est celui du tatouage. Regardez, même la première piqure que je viens de vous faire ici… dit-elle en piquant à l’aide d’un ongle de fer qu’elle avait au bout de l’un de ses six index. 

– … ne vous fera aucunement mal.

Chèl Mosasteh s’était raidi, mais juste par crainte de la douleur.

– C’est fait. Dorénavant, toute votre peau est fin prête à recevoir le tatouage qui vous liera à ce jeune orkaim plein de vie. Et je suis certaine qu’il sera heureux de la partager avec Votre Éminence.

Chèl Mosasteh sourit à ces derniers mots. Alors qu’il regardait la voute céleste, il entrevit les six bras de la femme-araignée qui s’affairait à lui dessiner le corps avec une dextérité surprenante.

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Chapitre 23

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Kwo avait le visage crispé d’effort tant il poussait. 

– Heiiin, hiii, ha ! C’est pas prévu pour de si gros spécimens.

Il y était presque et sentait dans les jambes que bientôt le soulagement de la délivrance allait venir. Kwo poussa encore et encore à en devenir rouge. Il gagnait à chaque fois un peu plus de terrain. Il tenta dans un dernier effort de faire passer le morceau qu’il était, à l’intérieur du conduit étroit des latrines. 

Enfin, les épaules coulissèrent et le reste suivit pour le lancer dans une glissade heureusement courte qui se termina sur un tas de selles molles et nauséabondes.

– Eh ben, me voilà de nouveau dans la merde, dit-il en recrachant de fines gouttes qui lui avaient éclaboussé la bouche au passage.

Le trop peu de lumière qui passait par les latrines ne suffisait pas à lui souligner le contour des murs. Kwo balaya autour de lui avec les mains afin de déterminer s’il y avait une issue possible. Il sentit dans son dos des pâtés qui s’entassaient comme si son incursion bouchait le passage au pèlerinage des étrons dans les égouts d’Ildebée. 

Kwo prit quelques instants pour s’assurer qu’il ne s’était rien cassé dans la chute puis tenta de se relever. C’est à ce moment qu’il comprit, à son insu, qu’il était dans une pente. Au moment, où ses pieds commencèrent à glisser, il tenta, en plongeant ses mains dans la fange, de se rattraper à une éventuelle aspérité dessinée dans la pierre. Mais en vain, il glissa sur les mains et les pieds. Prenant de la vitesse, il se retourna pour se remettre sur les fesses. L’endroit était si gras et visqueux qu’il était impossible de ralentir. 

« Est-ce dû au régime alimentaire des Ildebéens ? se demanda-t-il. »

Et filant sur les fesses, avec toujours plus de vélocité, il se souvint que la cité était construite à flanc de vallon. Sa destination était donc toute tracée. Il allait droit vers la rivière, dans les bas quartiers d’Ildebée. Kwo ne put s’empêcher, par moments, de crier sa peur. Heureusement, tellement il glissait vite dans la pente nappée d’excréments que les gardes, des rues soumises au couvre-feu au-dessus, n’entendaient qu’un subreptice son.

 Plus rapide que la mélasse, Kwo, dans la glisse, ramassait entre ses jambes des kilos de matière fécale, lui permettant de freiner quelque peu sa descente infernale. De la lumière provenait du dessus par les grilles des égouts des rues. Ses yeux s’étaient habitués et Kwo distinguait un peu plus son environnement. Avec ses mains et son corps, il comprit comment ralentir. 

Alors, qu’il était littéralement emmerdé jusqu’aux yeux, il voulut s’arrêter pour retirer la couche de crotte qui s’y était accumulée. Quand il vit, tapie dans un couloir perpendiculaire à son toboggan, une créature difforme, ressemblant étrangement à une énorme bouse entourée de tentacules virevoltants. Elle laissait entendre des sons de bouche qui salivaient à son approche. 

« Qui donc peut ainsi se délecter d’un repas aussi dégueulasse ? se demanda Kwo. »

Il ne lui en fallut pas plus pour le convaincre de relancer la course folle. Cette fois, bien décidé à ne pas s’arrêter, il glissa jusqu’à la rivière. Là, il fut stoppé dans un immense tas, un merdier d’une taille impossible à imaginer. C’était surement dû à la saison trop sèche. La rivière s’était tarie n’emportant plus assez d’excréments, les laissant colmater les sorties bâties des égouts. 

Kwo dut se frayer un chemin en s’allongeant tout du long dans la vase fétide, creusant un passage à l’aide de ses mains. Une fois traversé, les pieds dans le ruisseau, qu’était devenue la rivière, il put avaler une bouffée d’air pur, néanmoins viciée par l’odeur méphitique de sa propre peau.

– Comment j’vais pouvoir m’en défaire ?

Kwo tenta de se laver avec le peu d’eau malodorante du ruisseau. La toilette, loin d’être complète, Kwo remonta jusqu’à un ponton. De là, il vit la lumière des lanternes et des tavernes bondées des bas quartiers. Le couvre-feu, s’il était largement appliqué dans les arrondissements longeant le mur d’enceinte, n’avait pas été imposé au fin fond d’Ildebée. En effet, les autorités avaient préféré laisser à la populace un lieu où s’amuser et boire, croyant en les vertus d’un défouloir. Seul le cœur de la cité, tout en bas, autour de la rivière puante, en bénéficiait. 

Il déambulait sur la rue du Ponton, celle surmontée d’un parterre de bois, et cherchait quelle taverne pourrait bien l’accueillir dans le sale état qu’il était. En plus de sentir mauvais, Kwo commençait à ne plus tenir sur ses jambes. Il est vrai qu’il n’avait, depuis la bataille de la nuit dernière, pas eu beaucoup l’occasion de se reposer. 

En matière de taverne et de lieux de joie, il y avait du choix. Il passa devant À la pisse drue, Au CapharORhum mais son dévolu se jeta sur Le petit cheval blanc, bain et boisson au rabais, ce soir ou jamais ! marqué à la craie sur un tableau de bois blanchi par les sillons.

Il se rapprocha pour être certain de ce qu’il lisait. En même temps, il fit glisser le long de sa ceinture, l’aumônière de cuir qui avait tenu malgré la longue glissade qu’il venait de lui infliger. Il l’ouvrit, ne faisant pas attention aux quatre yeux qui l’observaient plus loin en retrait, et en sortit un galond d’or qui avait su garder son éclat à l’abri des déjections. 

Soudain, apparut de nulle part un colosse de plus de deux mètres. Il était taillé comme un barbare, seulement protégé de lanières de cuir croisées et rivetées entre-elles. Si son corps ressemblait en tous points à celui d’un humain, néanmoins un peu grand, sa tête était celle d’une vache. Ou plutôt d’un taureau, car ses deux cornes pointues et le reste lui donnaient l’apparence d’un mâle dominant. Kwo lui sourit en voyant son air inamical, espérant le convaincre de ne pas frapper trop fort. Même si l’odeur qui venait à ses naseaux lui soutira l’envie de taper, il attrapa Kwo par la ceinture.

– Donne-moi ça, articula-t-il difficilement en tirant sur la petite pochette en cuir, gardienne de ses économies. 

En réflexe de soldat, Kwo alla pour attraper sa fantomatique arme de poing qu’il avait laissée au campement des Conquérants. Sa tentative se solda par un coup sur la tête qui le fit vaciller et tomber nez au plancher. Le choc ne venait pas du taurus qui l’avait retenu de se fracasser la tête au sol.

« … ou alors, il a un troisième bras, se dit Kwo. »

La scène qui suivit, Kwo la vécut dans les limbes, bercé par une seconde voix, suave, féminine et marquée d’un fort accent daïkan.

 

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Chapitre 24

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– Comment tu la trouves, cette petite panthère ?

– Hein, quoi laquelle, la noire ou la blonde ?

– La blonde. J’aime pas les noires. J’ai toujours l’impression, la nuit, qu’elles se sont fait la brasse.

– Mouais, jolie, mais y en a encore de la place à bord ?

– Y a toujours de la place et pis quand y en a plus, on leur apprend à nager… Ha ha !

– Hé hé !

Ils étaient deux assis à un bar extérieur à s’envoyer des demi-cornes de pétrum : le premier, un humain trapu, à la mine patibulaire ; l’autre plus fin, le teint blanc marqué de grosses taches rouges auréolées de peau desquamée et partageant le mauvais rasage de son comparse. 

Sous la tunique en cuir du trapu, blanchie par le sel, on pouvait voir des muscles massifs couverts de poils. Et sous le treillis de cuir, fait de bandelettes écartées et un peu lâches du second, on remarquait sa peau claire, aussi brulée par le soleil que son visage.

C’était un bar du marché des keymés, au port d’Ildebée. Sous la pleine lune rouge montante, se vendaient à bas prix des centaines d’esclaves, faisant la fortune de marchands peu regardants comme Korshac, le Grand Blanc.

– Vas-y, fais une offre. Il me la faut pour ce soir. On a encore au moins une ou deux nuits à tirer à Ildebée.

– Mais, pour la noire ou la blonde ?

Korshac lui envoya une tape lourde derrière l’oreille.

– La blonde, j’t’ai dit. T’écoutes jamais rien, spèce d’uruk à bec jaune.

– Aïe, ah ah, aïe, ah ah, rit dans la douleur en réponse, son fidèle cuistot.

– J’sais pas comment j’arrive à faire des affaires avec des benêts pareils. Heureusement que c’est le bordel sur toutes les côtes.

– Mais pourquoi on part pas ce soir ? questionna le gars couvert de coups de soleil, tout en se frottant l’oreille gauche. On a déjà fait le plein pourtant, ajouta-t-il avec un sourire de seulement trois dents.

Korshac l’avait entendu, mais repensait à la raison de l’attente, à celle qui était venue le trouver quelques jours plus tôt et avec qui il aurait aimé partager sa couche.

– J’attends un chargement de chair fraiche qui va m’rapporter gros, tête de perruche !

– Ah ah, ben ouais, répondit en rigolant le plus fin, en se tortillant l’oreille rougie par le coup.

– Bon, gueule de piaf, j’vais en ville voir les autres perroquets, histoire de savoir quelles autruches ils m’ont trouvées pour ramer.

Korshac descendit avec difficulté de la chaise haute du bar. Il n’était pas grand, un mètre cinquante, tout au plus. Il termina la demi-corne de pétrum et la planta dans le trou prévu à cet effet dans le comptoir même, puis alla pour partir, quand le tenancier chauve lui brailla de ne pas oublier de payer.

– C’est le Narvalo qui régale ! cria-t-il en regardant son coq avaler d’une traite le reste de sa demi-corne.

– Narwal, c’est Narwal. 

Même si à chaque fois de reprendre le capitaine Korshac lui coûtait une torgnole, Narwal n’aimait pas qu’on écorche son nom.

Korshac attendit qu’il dépose la demi-corne et lui en mit une seconde, cette fois sur l’autre oreille.

– C’est pour équilibrer, hein !

Narwal lui sourit, avec les deux mains cachant chacune de ses oreilles brulantes et endolories. Korshac ne tapait pas comme une fillette.

– Pas la noire, j’ai compris.

Puis, il quitta le bar et se fit un passage dans la foule qui criait pour qu’on déshabille plus les esclaves présentés. C’était un marché inhumain où les mi-bêtes étaient vendus plus comme des bêtes que des hommes. Ici, les marchands des mers pouvaient faire de bonnes affaires et devenir rapidement riches, s’ils avaient le courage de traverser la Mer Déchirée pour les revendre en des pays lointains comme Daïkama, là où les esclaves recevaient plus d’attention et valaient surtout leur poids en pièces. 

Mais, Korshac avait déjà fait les meilleures affaires qui soient, côté esclaves. Et puis, pourquoi payer quand on peut avoir de la main-d’œuvre gratuitement ? C’était l’une des devises du capitaine, qui marchait en direction du centre de la cité, voir quels beaux poissons ses hommes avaient pêchés dans leurs filets.

 

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Chapitre 25

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Quand Kwo se réveilla, d’aumônière, il n’en avait plus. Ce fut un homme à la peau épaisse qui le sortit de sa léthargie. 

– Hé l’ami, ça va ? lui demanda-t-il.

Kwo ne répondit pas de suite. Il rouvrit sa main, espérant trouver le galond d’or qu’il avait serré fort avant de défaillir. Elle était malheureusement vide. Il la laissa retomber au sol.

– Comme quelqu’un qui vient de perdre sept sillons d’économies, lui répondit Kwo.

L’homme était trapu et portait une tunique en cuir épais. Il ne semblait pas vivre dans le besoin. Il mit néanmoins la main au visage pour se protéger de la mauvaise odeur que Kwo empestait toujours.

– Vous devriez partir. Je crains que je porte la poisse depuis ma trahison de ce soir, lui dit Kwo.

L’homme exprima un air dubitatif et chercha, dans une bourse attachée à sa ceinture, deux pérennes d’argent qu’il lui tendit.

– Tiens, on ne se connaît pas, mais j’crois qu’la chance vient de tourner. Mais d’abord, va prendre un bain. Tu pues autant qu’un banc de thons en vadrouille sur la plage. 

Kwo saisit les pièces sans hésitation. 

– Une fois que tu sentiras l’eau propre, viens me voir. Je t’offrirai un verre de poisson noir.

Du poisson noir. Kwo se dit qu’en effet s’il y avait homme à lui en offrir, Xyle, le dieu de la chance, daignait à nouveau l’avoir en adepte. Il se remit debout sur ses jambes et regarda de plus près l’homme qui venait de le réveiller. Ce dernier faisait la grimace en sentant les odeurs remuées par l’empressement de Kwo. Tenant son nez par deux doigts, il poussa la porte de la taverne et disparut dans la foule du Petit cheval blanc. Kwo allait pour entrer lui aussi, quand une bouffée d’air nauséeux lui remit en mémoire l’affreux arôme qu’il dégageait.

« C’est le meilleur moyen de faire fuir tout le monde. Je risque de ne pas me faire des amis, se dit-il. »

Par la fenêtre en verre voilé de bulles, il observa l’intérieur où la rigolade battait son plein. Là, il revit son mécène qui discutait avec la tenancière, semblait-il. Peut-être avait-il toujours dans l’idée de l’aider ? Kwo fit quelques gestes sur les vitres pour manifester sa personne, espérant attirer l’attention de la gentille dame. 

Quand il vit les traces qu’il laissait sur le verre, juste avant transparent, il tenta de les essuyer, mais c’était peine perdue. Au lieu d’enlever les coulures d’étron, il les étalait plus encore. Investi dans sa tâche, essayant en vain de nettoyer ses cochonneries, il fut interpellé par la voix qui portait de la dame aux cheveux roux. 

– Eh toi là, t’as besoin d’un bain !

– Moooi… ? dit-il en se désignant de l’index.

– Bha oui. On dirait qu’tu sors du trou d’cul d’un cheval. Passe derrière. Allez, fais l’tour.

Kwo tomba sous le charme de la dame. C’était sans doute le côté plantureux, les grosses joues ou alors sa douce voix de femme à poigne. Il longea les murs de bois de la taverne. Elle semblait fort grande et bâtie le long de la rivière devenue maigre filet d’eau. Une rambarde gardait de tomber du palier dans le lit du ruisseau. Il en fit tout le tour pour retrouver, à l’opposé de l’entrée, la grande dame aux cheveux lumineux. Elle lui indiquait d’un torchon la porte qu’il devait prendre. 

– Mais qu’est-ce t’as bien pu faire pour te retrouver dans un état pareil ?

– C’est…

– Ah non, j’ai pas envie d’savoir.

Elle lui indiqua une baignoire en bois cerclée de métal, juste dans une autre pièce. 

– Attends. Pose tes loques ici.

Kwo s’exécuta. C’était si gentiment demandé. La dame se porta le mouchoir devant les yeux. Respectait-elle la nudité de Kwo ou plutôt protégeait-elle son tarin de l’odeur pestilentielle qui l’entourait ?

Le contact avec l’eau à peine chaude fut accueilli par un Hmm de soulagement. Enfin, Kwo avait le droit à un moment de bien-être intense. La dame revint et lui jeta dans l’eau un caillou noir.

– Frotte, mon petit. Enlève cette mauvaise peau.

C’était une sorte de pierre marquée d’aspérités qui grattait et procurait un certain plaisir, sachant qu’elle retirait la couche d’excréments si attachée à sa personne. L’eau, d’abord claire, devint rapidement jaune puis passa assez vite au marron et enfin au noir, justifiant que la crasse avait bel et bien quitté son corps. Bien que l’eau ne donnait pas envie de s’y baigner, Kwo savourait son contact. Il mit sa tête en arrière et vit, encore en tas, sur le pas de la porte, sa chemise jaune maintenant marron-noir et fit la grimace.

– Je ne sais pas si je vais réussir à te ravoir, ma pauvre.

Sentant qu’il allait s’endormir, il décida de sortir de son jus. Cul nu, il jeta la chemise et son haut-de-chausse, une sorte de caleçon, dans la baignoire. Et, avec toute l’énergie qui lui restait, il frotta, frotta et frotta encore.

La dame était revenue chercher un tonneau de pétrum. Elle le regarda depuis l’autre pièce s’épuiser à nettoyer l’impossible. Finalement, elle le prit en pitié et lui ramena peu après le caleçon de son défunt mari.

– Ô, madame, comment pourrais-je vous remercier ?

– T’en fais pas. Là où mon mari est, il n’offusquera personne en montrant ses fesses, lui répondit-elle en lui pressant le derrière d’une main ferme et généreuse.

Kwo sursauta et apprécia la coutume. Mais, cela s’arrêta là. La taverne était pleine de gorges à remplir. La tenancière n’avait point de temps à perdre.

Une fois revêtu de son nouveau haut-de-chausse, un peu large et trop court, Kwo alla en salle voir, si d’aventure, il retrouvait celui qui avait eu la bonté de payer son lavage. L’homme était là, assis à côté d’une femme-panthère, à siroter des bolées de poisson noir.

Kwo d’abord la regarda, attiré par ses formes athlétiques et son pelage fauve et tacheté, propre à la race des panthérès. Elle n’était pas très grande, mais parfaitement proportionnée. Seulement deux tissus couvraient son corps afin de cacher ses attraits féminins. Kwo était en admiration et ne pouvait s’empêcher de la fixer du regard. Elle, visiblement, en était gênée et le fuyait. 

Le voyant, l’homme trapu à la tunique en cuir, l’appela du bras. Presque nu, les gardes de l’Empire à sa recherche, Kwo se dit que la rencontre pouvait peut-être coller. 

– Alors l’ami, ah, tu sens le poisson frais maintenant que t’as frétillé dans l’eau salée, héhé !

Kwo répondit d’un sourire. Torse nu, il s’assit à la table. Pour le faire, il dut pousser du dos un gaillard qui prenait trop de place à la tablée d’en face. Ce dernier grogna, juste le temps pour Kwo de remarquer que lui aussi avait la tête ornée de deux cornes. Enfin, des taurus, il y en avait beaucoup, surtout dans ces bas quartiers et pour Kwo, ils se ressemblaient tous. Il s’excusa et le tas de muscles reprit la rigolade avec ses collègues d’à côté.

– Mon nom est Korshac. Je suis marchand. Je sillonne les ports de la Mer Déchirée où j’achète et vends diverses denrées. Ça, c’est Kaïsha, ma compagne, ajouta-t-il en lui tirant la tête en arrière, manière de dire qu’elle lui obéissait.

– Moi, c’est Kwo, archer… 

Il plissa l’œil droit pour réfléchir à ce qu’il allait ajouter. Il s’arrêta d’en dire plus en ces temps de guerre, surtout qu’il n’était pas dans le bon camp.

– Et donc, pourquoi m’as-tu dit à l’entrée que ma chance avait tourné ?

– Je suis en quête d’équipage et tu ne m’avais pas l’air en veine. Je me trompe ? lui répondit le barbu trapu, d’une voix qui portait au-dessus des braillards de la taverne.

Il faut croire que la chance venait de tourner. Un capitaine en quête d’hommes, cela voulait dire quitter Ildebée par le port, au nez et à la barbe des gardes rouges. Kwo ne précisa pas qu’il n’y connaissait rien à la marine et Korshac n’en demanda pas plus. Il fallait croire qu’il lui manquait beaucoup d’hommes.

– Alors, à l’aventure Kwo ! lui cria Korshac en tapant dans la bolée que lui avait servie Kaïsha pendant qu’ils discutaient.

– À l’aventure, répondit Kwo.

Même si les nuages d’ennuis semblaient se dégager, la fatigue lui ôtait tout enthousiasme. Korshac était homme qui savait fêter les nouvelles recrues. Il ne fallut pas plus d’une heure de beuverie à Kwo pour s’effondrer. Kaïsha, la femme-panthère, ne dit mot et ne les accompagna que dans le premier verre. Ce n’est qu’une fois complètement affalé, la joue sur la table, les sens effacés, qu’il entendit sa voix suave et féminine, ponctuée de l’accent daïkan.

 

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Chapitre 26

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L’aube allait bientôt poindre à l’horizon. Du haut de la tour, Larlh Vecnys terminait son ouvrage sur le corps du devin. Elle avait tatoué une sorte de végétal d’où partaient des ramifications multiples lui couvrant surtout le tronc, les bras et les jambes. Le tatouage n’était pas très marqué en couleurs. Il avait été appliqué en demi-teintes et semblait dessiner un second réseau de veines.

– Je n’ai pas complètement terminé votre tatouage. Il faudra nous revoir la nuit prochaine.

Chèl Mosasteh, devin impérial, qui devait avoir des journées bien chargées, ne sembla aucunement gêné de bouleverser son agenda.

– Je suis votre patient et je serai ce soir en bas de votre tour à attendre que l’on m’ouvre.

– Je sais que vous devez être occupé, mais je n’ai pu irriguer votre corps dans son ensemble. Il nous faut absolument le terminer.

– Rien n’est plus important pour moi, répondit Chèl entendant le souci de la professionnelle qui parlait. 

– Et quant à mon bienfaiteur, vous allez aussi le tatouer ? questionna Chèl, très intéressé par cette magie qu’il ne connaissait guère.

– J’avais déjà commencé en journée à le lui appliquer et c’est avec la lymphe que j’ai recueillie de son corps que j’ai pu dessiner votre tatouage. Maintenant que mon alambic s’est à nouveau rempli d’une partie de la vôtre, je vais pouvoir terminer le dessin sur le corps de l’orkaim.

– Ah… c’est donc en quelque sorte un échange de fluides, commençait à comprendre le devin.

– Je vous trouve bien alerte après une telle nuit qui, je vous l’avoue, m’a épuisée.

Chèl Mosasteh ferma et rouvrit les mains en les regardant.

– Peut-être que déjà je ressens les bienfaits de votre magie, répondit-il.

Larlh Vecnys était véritablement fatiguée. La nuit à tatouer de ses six mains avait été très éprouvante. Il lui fallait maintenant prendre un peu de repos. Chèl Mosasteh le vit dans les traits tirés de son visage.

– Je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps.

Il se releva avec plus de facilité que lorsqu’il s’était allongé. En effet, son corps était déjà sous l’influence des fluides de l’orkaim. Lui, plus que quiconque savait ô combien l’utilisation de la magie pouvait coûter, au point de parfois vieillir le corps du sorcier. Il posa une main compatissante sur l’épaule de la femme-araignée.

– N’oubliez pas de protéger mon bienfaiteur. Je ne veux en aucun cas perdre ma source de jouvence.

Chèl Mosasteh la fixa pour lire dans ses yeux. 

– Il sera invincible ? questionna-t-il.

– Je ferai de sa peau une armure plus dure qu’un harnois, tenta Larlh Vecnys de le rassurer.

Chèl Mosasteh détendit son visage crispé de questionnement.

– C’est amusant comme hier, j’avais peur pour ma personne et aujourd’hui, je crains pour ce… colosse. Ce jour, un coursier vous portera la seconde part du paiement, dit-il. 

– En or sonnant ? ajouta Larlh Vecnys.

– Bien sûr, comme cela était convenu. Je me souviens, lors de notre négociation, de votre aversion pour les lettres de sang, bien que je n’en comprenne pas la raison, répondit Chèl.

– Ces bouts de papier ne me rassurent guère. Je préfère l’or, ça ne brule pas.

– Ne vous inquiétez pas, Larlh Vecnys. En tant que devin impérial, je n’ai aucun souci de financement.

– Mais, je ne suis pas inquiète, se défendit-elle de l’embarrassante discussion.

– À la prochaine nuit, madame, termina-t-il en levant la main avec lenteur.

– Très bien, en espérant que la lune rouge soit toujours pleine, sinon cela risque de nous faire attendre quinze nuits de plus.

– D’attente, il n’y en aura point. Cela sera la troisième nuit de pleine lune rouge. Ne vous en faites pas. Au moins de cela, je suis certain.

 

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Chapitre 27

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Allongé dans un champ verdoyant, sous l’ombre d’un cerisier centenaire, Kwo se faisait chatouiller les pieds par une jolie aomen aux yeux de biche. Sa tête reposait sur un caillou moelleux. Les cerises étaient rosées blanches, grosses et magnifiques, certes un peu éloignées. Alors, il tendit la main pour en attraper une grappe. Son bras lourd tardait à se lever et plus il forçait avec son esprit de le commander, plus il s’alourdissait. La belle aomen riait et lui caressait la plante des pieds, avec l’insistance de la jeunesse. Cela devenait presque désagréable, au point qu’il saisit le caillou derrière sa tête pour le lui jeter.

Quand ses doigts l’attrapèrent, le caillou grommela de mécontentement. Alors, les yeux de Kwo s’ouvrirent sur le sourire carnassier de la femme-panthère qui riait à gorge déployée. Elle était debout, un peu plus loin, adossée au mât d’un navire, navire sur lequel il dormait. Assis à côté de lui, un taurus tentait aussi de terminer sa nuit. Cela faisait le troisième de la soirée que Kwo croisait, un peu beaucoup à son goût pour une population aussi peu représentée. 

– Ha ha ha, vous formez un bien joli couple ! continuait de rire la femme-panthère qui était ce matin bien plus loquace que la nuit passée, à la taverne.

Des cliquetis de métal alertèrent les sens de Kwo. Et, quand il releva péniblement ses mains devant les yeux, il put contempler les bracelets de fer qui enserraient ses poignets. Une chaîne courait du bracelet jusqu’à un long manche en bois épais qui sortait de la coque. C’était, sans aucun doute, une rame.

Kwo fit un tour d’horizon pour s’apercevoir qu’il n’était pas le seul à être ici prisonnier. Korshac n’était autre qu’un marchand d’esclaves ou un quelconque être sans scrupule.

– Je m’suis bien fait avoir, dit-il en mettant la tête entre ses mains enchaînées.

– Allez gars. Tu vas voir, il est gentil Kiarh. Il s’occupera bien de toi, ajouta Kaïsha avec son accent daïkan.

– C’était toi, c’était donc toi, continuait Kwo de se lamenter en frottant sa nuque pour caresser le souvenir du mauvais coup qu’il avait reçu derrière la tête.

La panthérès, avant de partir, s’approcha de lui et bouscula le taurus.

– Allez debout, gros mnoun. Y a du chargement à porter ! gueula Kaïsha.

Le minotaure grogna avant de se relever. Lui n’était pas attaché. Kwo se souvint qu’ils avaient terminé la beuverie ensemble sur ce banc et qu’ils s’étaient endormis là, tête-bêche. Le taurus, en passant, le bouscula sans ménagement et partit vers l’escalier pour sortir du niveau des rameurs.

– Si t’es sage, tu mangeras bien et qui sait peut-être que… lui dit Kaïsha.

– Peut-être que quoi ? demanda Kwo, impatient qu’elle termine sa phrase.

– Allez, profite d’être à quai pour prendre des forces. On part dans quelques jours.

Le soleil était déjà levé et heureusement seuls de rares rayons parvenaient à traverser le caillebotis du pont. Les rameurs étaient donc dans l’ombre. La galère était conçue pour les économiser. Aussitôt la panthérès partie, Kwo regarda ses bracelets pour voir s’il n’y avait pas une serrure à crocheter. Mais, le choc du marteau sur les rivets lui revint en mémoire comme un éclair en pleine figure. Les bracelets étaient bloqués par des rivets forcés, impossible de les défaire sans un outillage adéquat. 

Dépité, Kwo chercha à regarder par le trou où la rame passait. Là, il vit le port d’Ildebée, avec sa tour et le marché bondé d’esclaves. C’étaient tous des mi-hommes mi-bêtes qui se négociaient sur l’estrade, chose qu’il avait rarement vue dans de telles proportions. 

« Avec cette offre, les esclaves doivent être bon marché, se dit Kwo. » 

Et puis, il pensa à son aumônière remplie d’économies.

– Oui, c’est encore mieux quand c’est l’esclave qui paye pour être enchaîné, dit-il à voix haute, en frappant de rage ses poignets de fer contre la rame mais elle était bien trop épaisse pour se briser. 

Il n’était pas d’humeur à faire connaissance avec ses compagnons d’infortune. Aussi, il se pencha et continua à regarder, au travers du bastingage, ceux qui étaient offerts à la vente. C’est alors qu’au loin, descendant la route venant de la cité jusqu’au port, il vit une charrette surmontée d’une cage en fer. L’observant descendre, la vision du prisonnier à l’intérieur se clarifia. C’était Morgoth le zèlrayd. Ici ou là, ils étaient tous les deux prisonniers, l’un de l’Empire et lui d’un vil marchand dont il ne savait absolument rien.

Malheureux de voir que son ami allait subir semblable sort, il mit sa tête entre ses doigts. La manche jaune de sa chemise restait tachée d’une auréole noirâtre que le bain n’avait pu nettoyer, une trace de son passage dans les égouts d’Ildebée. Même s’il avait été entouré d’odeurs nauséeuses et recouvert d’excréments, c’était là, dans les égouts, son seul vrai moment de liberté depuis sept sillons. De nouveau pris au piège, Kwo se demandait combien de temps il allait encore sacrifier de sa vie.

 

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Chapitre 28

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– Déjà trois jours qu’on a terminé de charger les tonneaux de pétrum et tout le reste, qu’attendons-nous pour quitter cette cité maudite ? demanda Kaïsha.

– Un colis, j’attends un colis et il me tarde de le recevoir, répondit Korshac, le menton soutenu par son poing.

– J’espère qu’il en vaut la peine, ton colis. J’ai toujours peur que des gardes viennent me chercher sur le navire pour me vendre comme de la viande, ajouta Kaïsha.

– N’aie crainte. Je suis en affaires avec l’Empire. Ils ne viendront pas nous ennuyer, lui répondit Korshac.

– Alors, c’est encore une de tes salopes d’esclaves, commença à s’énerver Kaïsha.

Korshac sentit venir la querelle, mais il n’avait trouvé aucune ruse qu’elle ne sache déjouer.

– C’est propre à la race des panthérès, la jalousie ou… demanda Korshac avant d’être coupé.

– C’est ça, et l’autre nuit, c’était une illusion, les miaulements dans ta cabine ?

– N’oublie pas d’où tu viens. Je pourrais te rattacher à l’une de ces rames, rétorqua Korshac, fatigué de la répartie de Kaïsha.

– Tu devrais y penser. La prochaine fois, je te couperai les grelots de faire ça sous mon nez, criait Kaïsha.

Korshac cherchait du regard une échappatoire quand il vit un petit groupe habillé d’esclavines vert sombre qui avançait sur la place du marché, déjà bondée. Ils étaient quatre à avoir levé leur capuche. En cette matinée ensoleillée, rares étaient ceux qui se couvraient le chef. Korshac tira sa longue-vue, qu’il avait accrochée dans un étui de cuir le long de la ceinture, et la déplia. De loin, il reconnut les jolis traits de la femme-araignée qu’il avait rencontrée quelques jours plus tôt. Elle était accompagnée de ses deux sbires, mais tous les trois entouraient un quatrième qui faisait bien trois têtes de plus qu’eux et dominait, de sa hauteur, la foule.

– C’est ça, reluque-les juste devant moi. Ne te gêne pas, salaud !

– Tout vient à bord à qui sait attendre. Tu vas pouvoir cracher ton venin sur ma nouvelle petite chérie.

Kaïsha se tendit d’un coup, sentant monter la rage en elle. Elle força sur ses yeux pour tenter de découvrir laquelle il regardait. Elle avait mis assez de temps et de sueur à prendre sa place aux côtés de Korshac, ça n’allait pas être une greluche quelconque qui allait la lui ravir.

Les quatre s’étaient taillé un chemin dans la foule et parvinrent jusqu’à la galère de Korshac. Ce dernier descendit les accueillir, car en plus du colis intrigant qu’ils lui portaient, il y avait aussi le paiement promis. Korshac prenait plaisir à faire des affaires et celle-là était des plus juteuses.

En arrivant, Larlh Vecnys découvrit sa capuche pour se faire reconnaître, avec une grâce qui ajouta un peu plus d’adrénaline dans les veines de la panthérès.

– Comme les vents ont mis longtemps à vous souffler jusqu’ici ! les accueillit Korshac de sa voix tonitruante.

Larlh Vecnys avait l’habitude de traiter avec ces loups de mer, friands de tatouages.

– J’ai respecté le délai. Nous sommes le lendemain de la cinquième nuit de pleine lune rouge, comme convenu.

– Non, non, non, on avait dit la veille. Va falloir compenser, répondit-il en se frottant les mains.

Kaïsha s’était glissée de derrière Korshac, aussi furtive qu’elle pouvait l’être. Larlh Vecnys savait très bien ce que le capitaine entendait par compenser. N’aimant nullement les mains baladeuses, elle décida de tirer sur le vêtement trop court qui n’attendait que de tomber du colosse.

– Voici votre passager ! présenta Larlh Vecnys en découvrant l’orkaim.

L’effet fut immédiat et ôta toute envie d’en tâter à Korshac. Il lui avait fallu du temps pour tatouer entièrement le corps de l’orkaim tant il était grand, deux mètres vingt de haut, et une grosse quantité d’encre pour dessiner chacune des écailles de l’hydre aux douze têtes de serpent qui couraient sur son corps.

Le résultat était fort impressionnant, au point de couper la chique à Korshac. Kaïsha, qui s’était faufilée, prête à sauter sur la mystérieuse interlocutrice pour lui coller une griffe dont elle se rappellerait, fut, elle aussi, bouche bée de voir la montagne de muscles ainsi mise en valeur par l’œuvre de la tatoueuse aux six bras.

Larlh appréciait l’effet de son œuvre sur les premiers spectateurs, mais elle ne perdit pas le sens des priorités.

– Pouvons-nous continuer à bord de votre navire, capitaine ?

Korshac en était encore à calculer combien de tonneaux pouvait porter un tel monstre.

– Qu’il me pousse une queue de poisson, je n’ai jamais rien vu de pareil !

Larlh Vecnys n’attendit pas l’invitation pour s’avancer vers le ponton et commença de monter à bord. Cela ne semblait nullement gêner Korshac.

– Il est plus gros que je ne l’pensais. Ça va me coûter cher en poisson pour le nourrir.

– Vous êtes toujours à calculer, vous autres marchands des mers.

– Faut bien faire tourner la boutique, ma p’tite dame.

À côté du colosse, Korshac paraissait bien petit du haut de son mètre cinquante. Aussi, il évita de le taper de l’épaule en le frôlant. Ils allèrent dans la cabine, à la poupe du navire. 

– Laissez-le sur le pont, qu’on négocie tout ça entre personnes… du métier.

Comme Larlh ne dit rien à l’orkaim, il la suivit jusqu’à l’intérieur. Korshac n’osait plus lui parler comme la première fois. L’orkaim, qui la suivait, était trop impressionnant et avait éveillé en lui une sorte de crainte : car, qui commande à la brute se doit d’être respecté, était l’un de ses nombreux dictons qui lui trottait en ce moment dans la tête. 

– Un fauteuil ? proposa-t-il d’une voix plus aimable qu’à l’accoutumée.

Larlh Vecnys lui répondit d’une main qui voulait dire non. D’une autre, elle fit signe à son sbire le plus costaud d’apporter une sacoche en cuir sonnant le bruit des pièces. Il avait le visage couvert de gouttelettes de sueur, témoignant de la lourdeur de l’offrande. En posant la sacoche sur la table, on entendit le bois craquer sous le poids des pièces. 

– Cinquante kilos d’or, accompagna, de sa voix, la femme-araignée.

Korshac s’empressa d’ouvrir les deux poches de la sacoche afin de baigner ses mains poilues dans le métal bienvenu.

– C’est dix kilos de plus que convenu, ajouta-t-il avec un large sourire carnassier.

Dans le même temps, elle fit signe de sa troisième main pour que le second servant vienne aussi se délester de son lourd fardeau. Cette fois, ce fut avec plus de mal que le précédent, étant en peine de force.

– Et cinquante kilos de plus, termina Larlh Vecnys.

– Soit, cent kilos d’or. Par Worh, vous savez parler aux hommes ! lui cria de joie Korshac.

– Cela vous fait quatre-mille-deux-cents galonds d’or. Un trésor, comme on dit dans votre jargon, ajouta Larlh Vecnys.

– Et que me vaut cette augmentation ? questionna Korshac.

– Même s’il semble en tous points taillé pour la guerre, vous devrez prendre soin de lui.

– Pourquoi lui faites-vous porter ce demi-heaume de métal qui ne lui cache que le haut du visage ? Lui manque-t-il des yeux en dessous ?

– Toute sa vie, il l’a vécue dans la pénombre, toujours à l’abri de la lumière. Laissez-le-lui, répondit la femme-araignée.

– J’interdis à mes rameurs de porter du métal… à des fins de sécurité.

– Il ne vous causera aucun problème. Il vous considérera comme son maître.

– Vous l’avez amené jusqu’ici enchaîné, alors… continua de questionner Korshac.

– Juste pour respecter les lois en vigueur. Vous verrez, il est doux comme un chat, ajouta Larlh Vecnys.

Korshac regarda dans la pièce et autour, pour voir s’il n’y avait pas une malheureuse oreille cachée.

– Des chattes, j’en ai ma claque, si vous m’suivez… lâcha Korshac.

Larlh Vecnys tendit une quatrième main et dit :

– Affaire conclue.

Korshac la lui serra pour entériner l’accord. Mais alors qu’il allait la retirer, Larlh Vecnys murmura des paroles inaudibles et lui maintint la main avec une force qui n’était pas la sienne.

– N’oubliez pas qui est notre commanditaire. Une entourloupe, et ce ne sera pas moi qui me chargerai de vous traquer, sur quelque mer que ce soit. 

Cette fois, elle capta son attention pour qu’il ne perde aucun des mots qu’elle allait lui graver dans le crâne.

– Ce sera l’Empire !

Korshac hocha la tête pour exprimer son assentiment. Il savait que gagner si facilement de l’or pouvait avoir des contreparties fâcheuses. Mais, cela ne lui faisait nullement peur. Non, la seule crainte qu’il avait, c’était cette femme mystérieuse qui devait, en ce moment même, faire usage de la sorcellerie.

Larlh Vecnys, étant entendue, se rapprocha de l’orkaim et lui parla dans une langue primitive qu’eux seuls pouvaient comprendre.

– Mon enfant, je te laisse entre les mains d’un autre qui te traitera comme son fils. Tu n’auras plus à te battre pour manger. Et la nuit quand tu auras peur, ma voix sera là pour te réconforter.

– Pourquoi m’abandonner encore ? répondit de sa voix caverneuse le jeune orkaim.

– C’est pour ton bien. Je le fais pour ton bien, mon enfant.

L’orkaim, si grand et fort qu’il fût, laissa échapper de dessous son heaume des larmes de tristesse.

Larlh Vecnys les lui essuya, heureuse de sentir toute la puissance du lien qu’elle avait tissé entre elle et lui.

 

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Chapitre 29

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Une nuit plus tôt…

Le Magnus Kéol, penché sur le balcon, au sommet de la Coupole des Trilunes à écouter le silence du couvre-feu, ne put qu’entendre les pas lourds, métalliques et insistants du méphénor qui traversait la salle du trône. C’était là son rythme d’enjambées. 

S’il y avait une personne dans l’Empire qui savait lui résister, c’était le méphénor, pour qui il avait plus que de l’admiration, de l’amour. Néanmoins, en bon empereur qui se respecte, il ne daigna même pas se retourner, attendant la formule de déférence pour mieux assoir sa suprématie sur la future conversation.

Mais les pas s’arrêtèrent de marcher, juste dans son dos, attendant qu’il se retourne. Déjà s’installait, entre eux deux, une tension plus que palpable. Le moment de rendre des comptes était venu. L’empereur poussa l’attente jusqu’à délier la langue du général de ses armées qui s’impatientait qu’on l’accueille. 

– C’en est terminé de la guerre. Les Hurleurs sont tous défaits. La victoire appartient aux Conquérants ! entama de discuter le méphénor.

Le Magnus Kéol se retourna alors, lui aussi habillé de son armure majestueuse.

– Tous, sauf un ! Celui qui fait de moi un être invincible. Croyez-vous qu’ils voudront combattre un dieu vivant ? déclama l’empereur en des élans victorieux.

– Nous aurions pu les massacrer. Nous sommes passés à côté d’une occasion qui risque de nous coûter la guerre ! insista le méphénor.

– Vous en êtes toujours à vous arrêter à quelques détails. Que vaut une victoire à côté de mon invincibilité ? Je suis un dieu et nul être sur ce monde ne voudra plus me défier !

– Un dieu assiégé. Les Conquérants sommeillent en ce moment même à nos portes. Ils patientent tranquillement l’arrivée des renforts. Mes informations sont formelles : 7.000 hommes ont quitté Kabaye, 14.000 sont partis d’Esyos et 32.000 ont levé le camp depuis Taranthérunis, lisait à haute voix le méphénor néanmoins abrité de son imposant heaume. 

– Alors, c’est parfait. Tout se passe selon mes plans, répondit le Magnus Kéol.

Le général, qui venait d’énumérer des quantités de soldats qui auraient dû normalement susciter une réaction de surprise chez l’empereur, fut consterné par sa réponse. Il enleva son heaume, libérant sa splendide chevelure blonde, ses yeux verts perçants et son doux visage de femme du Nord, à la peau nacrée. Elle posa à terre sa pièce d’armure et saisit les deux mains de l’empereur.

– Khalaman, vous perdez pied. 53.000 hommes avancent pour nous terrasser. La fin des Hurleurs a sonné l’hallali. Massacrons ceux qui sont là devant Ildebée à nous défier. Finissons-en avec leur chef Surn Kairn.

– Trakémis, vous êtes une tacticienne hors pair et je vous dois de nombreuses victoires sur les champs de bataille. C’est d’ailleurs en cela que je vous admire, c’est bien là votre génie. Je sais que, sans nul doute, vous pourriez les vaincre, ce soir ou demain, même avec moitié moins d’hommes. Mais, de les laisser en vie, de démontrer ma clémence divine fait partie de mon plan. Et c’est là de la stratégie dont je vous parle. Laissez-les avancer vers nous, parlait calmement Khalaman. 

– Nous n’avons ici que 5.000 hommes, tout juste assez pour les retenir une nostarée de neuf jours, tout au plus. Rapatrions au plus vite nos troupes d’Élinéa et nous les écraserons ici, une bonne fois pour toutes.

– Pourquoi obtenir dans le sang ce que nous pouvons obtenir avec la peur ? ajouta l’empereur.

– Je ne vous suis pas ou alors vous ne m’avez pas tout dit ? questionna Trakémis.

– En ce moment même, Djorhan Kraël, le nava-kaénor, traverse la Mer Déchirée depuis Tabenskin, avec près de la totalité de notre flotte, chargée de 20.000 soldats. 

– C’est impossible. Comment ont-ils fait pour se retrouver dans cette mer ? Quelle magie votre devin a-t-il déployée pour vous faire croire cela ?

– Pas de la magie, de la mécanique ! Sur le canal d’Araskanaiz a été construite une écluse d’Asbiro, le célèbre inventeur de Forgata. Cette invention a permis à nos galères de remonter le fleuve Moas jusqu’à son affluent l’Émoas et ainsi les amener à Tabenskin.

Le méphénor écoutait avec respect le récit que lui contait l’empereur. Elle comprenait une fois de plus pourquoi elle s’était ralliée à sa cause, trahissant les Conquérants et par là même le nom des Erestha, sa famille.

– Dans deux jours, ce seront plus de 300 galères qui couvriront la mer de leurs voiles. Cette marée rouge me fera obtenir la paix des Conquérants.

– Encore une fois, vous m’étonnez. Et pourquoi donc tant de clémence, Khalaman ?

– Il y a un temps pour la guerre et un autre pour le commerce. Si nous continuons de nous entre-déchirer, nous serons bientôt une proie pour un empire plus lointain qui aura des vues sur notre or, expliqua l’empereur.

– Il est vrai que nous aspirons tous à la paix après deux sillons de guerre. Mais il faudrait encore que votre raisonnable demi-frère s’en sorte. J’ai appris qu’une mauvaise blessure l’avait fauché dans la bataille.

– Eh bien, il faut croire qu’une bonne étoile a toujours veillé sur lui. La donneuse de vie d’Anhouryn s’est permise de quitter la cité pour aller le sauver, sans même respecter les ordres de son empereur. Il va falloir un jour ou l’autre qu’ils s’y plient ces… moinillons. Enfin, son irrévérence sert une fois de plus mes plans. Je préfère négocier avec Surn Kairn qu’avec Fyrh Arken, cette famille n’aspire qu’à la guerre.

– Je salue encore et toujours votre génie que je qualifierais ce soir de divin, s’adoucit Trakémis.

– C’est bien là une belle formule de réconciliation. Allons dans nos appartements nous délester de nos atours guerriers, termina Khalaman.

– Ô mon Magnus, sourit Trakémis.

 

Chapitre 30

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– Capitaine ! J’ai la berlue ou la mer est devenue rouge ?

– Rends-moi la longue-vue, Narvalo !

– Narwal, pas Narvalo, capitaine… insista-t-il de sa bouche pleine de dents qui poussaient dans tous les sens.

Korshac ne répondit ni de la bouche ni de la main. Il était trop occupé à vérifier ce que son coq venait d’annoncer. L’œil droit collé à la longue-vue, il fut stupéfait de voir en même temps autant de voiles à l’horizon. Il abaissa son instrument et resta la bouche ouverte à réfléchir.

– Comment l’Empire peut-il avoir autant de navires de guerre dans cette mer ? réfléchissait-il à haute voix.

Pour en avoir le cœur net, il remit sa longue-vue en activité et observa plus encore.

– C’est p’tète les Conquérants qu’ont triché ? lui souffla Narwal en se grattant les peaux mortes sur le front.

Aussitôt, il prit une frappe derrière la tête.

– T’en as dans la caboche pour dire des perrucheries pareilles. Non, ce sont bien les navires de l’Empire. Allez, on met les voiles ! hurla-t-il à toute la galère.

Larlh Vecnys, qui était encore là à parler avec l’orkaim, fut surprise de la rapidité avec laquelle pouvait s’éveiller un navire. À la voix de Korshac, tout le monde s’affaira à sa tâche. Le capitaine revint vers la femme-araignée.

– Je voudrais pas vous presser, mais si vous ne décampez pas sur-le-champ, c’est un aller simple pour Daïkama, ma p’tite dame.

Si Larlh Vecnys avait fait grand effet sur Korshac, autre chose de plus effrayant venait de lui piquer les yeux. Cela souleva en elle une inquiétude.

– Qu’est-ce qui vous chasse ? Une invasion ? lui demanda-t-elle. 

Korshac, même s’il aimait être taquin, ne voulut pas effrayer la femme-araignée avec qui il était en affaires.

– L’Empire a appelé des renforts. La guerre est loin d’être terminée. Apprêtez-vous à quitter cette cité pour le bien de nos affaires.

Larlh Vecnys prit la nouvelle avec anxiété et tourna de suite les talons. Une fois sur le quai, elle s’attarda un instant pour regarder au loin. Mais, sans un outil adéquat, elle ne vit que les brillances de la Mer Déchirée.

– Allez, bande d’uruks, on se tortille le cul, plus vite. Faut déguerpir d’ici ! hurla à maintes reprises Korshac pour être sûr d’avoir été entendu par tout le monde. 

– Narwal, on va lécher la côte comme une bonne chatte de panthérès. Ça nous évitera de croiser cette horde de galères.

Narwal aimait autrement plus le capitaine Korshac quand ils étaient en mer. Car en plus d’être sérieux dans ses paroles, il l’appelait bel et bien par son vrai nom.

– Entendu capitaine, lui répondit fièrement Narwal.

Rapidement, la galère largua les amarres et déploya ses avirons pour gagner les eaux dangereuses des hauts fonds. 

Un pont en dessous, dans le logis des rameurs, Kwo ne s’était pas fait attendre et avait tant bien que mal manœuvré la rame, copiant ses homologues. Malheureusement, le fait d’être seul assis à son banc lui donnait quelques difficultés. Ici une femme, armée d’un fouet, le faisait claquer dans l’air pour donner du cœur à l’ouvrage. En plus de lui avoir frappé la tête, Kaïsha venait de le caresser d’un peu trop près avec son chat à neuf queues. Une fois qu’elle l’eut dépassé, elle partit s’occuper des autres esclaves. 

Il prit un instant pour chercher de visu son ami Morgoth. Il était là sur le quai, attendant dans sa cage, la sentence, seul, avec la conviction d’avoir été abandonné par son compagnon aomen. Kwo aurait aimé pouvoir lui dire un dernier adieu, mais le fouet le rappela à ses priorités.

La galère filait droit maintenant sur les eaux salées. Il n’avait pas fallu longtemps à l’équipage pour quitter le port d’Ildebée. C’était tout l’art des gens de contrebande que de savoir prendre la fuite au plus vite. 

Korshac, sur le château arrière, observait toujours l’armada rouge qui approchait, heureux d’avoir pu filer avant d’être pris au piège. 

« Quelle est donc la raison de cette démonstration de force ? se demandait Korshac, quand il vit, seul et droit sur le pont, l’orkaim qui tanguait en tentant de ne pas tomber. » 

Tout le monde s’était attaché à remplir son contrat, mais personne ne s’était occupé de l’orkaim. Korshac vit le timonier depuis la poupe qui sondait les récifs. Un de ses hommes de garde prenait une louche d’eau.

– Eh toi, amène l’orkaim aux rames.

Le guerrier qui n’était pas non plus taillé comme un freluquet, à la vue du colosse, en laissa tomber sa louche. Aucunement rassuré, il s’approcha à pas feutrés du monstre et lui ordonna :

– Suis-moi. Allez, suis-moi.

Malheureusement, l’orkaim n’entendait rien aux paroles du marin. Il restait planté là. Le marin se mit à attraper les chaînes qui lui attachaient les mains et les pieds et tenta de tirer. Mais là encore, l’orkaim ne bougea pas d’un décimètre. Un autre soldat du navire vint lui porter main forte et poussa sur le derrière musclé du sauvage. Mais rien ne voulait aller dans leur sens. L’orkaim était décidé à ne pas se laisser amener quelque part. 

Kaïsha qui les voyait se fatiguer à déplacer la brute de cent-soixante kilos bien tassés, s’approcha et lui dit un mot qu’elle avait entendu déjà par deux fois de la bouche de l’épérite aux six bras :

– Mayama, mon enfant, entendit l’orkaim dans sa langue. 

C’était d’une autre voix, celle d’une jolie femme qui ne pouvait pas encore être sa mère. Au travers des petits trous de son bassinet lui recouvrant le haut de la tête, il s’attarda sur les traits du visage félin qui lui parlait. Elle lui répétait ce mot avec douceur, de la voix qui parle à un animal apeuré et effrayé de cette maison dont le plancher bougeait sans cesse. Il s’avança vers elle, la seule qui semblait vouloir lui venir en aide.

Elle l’emmena plus bas, dans un lieu où d’autres hommes et des créatures humanoïdes maniaient, en rythme, des branches d’arbres ornementées d’anneaux métalliques. Elle le fit assoir aux côtés d’un plus frêle au visage allongé. Ce dernier lui fit la grimace pour l’accueillir et râla. On lui mit la branche entre les mains. C’est à ce moment que l’aomen en finit de grogner. Puis, il rumina dans son coin des paroles dans une langue incompréhensible. 

L’orkaim, espérant se faire un ami de son voisin, lui sourit de sa large mâchoire aux grosses dents. En réponse, l’aomen se colla au bastingage afin de garder la distance. Apprivoiser un étranger n’était pas dans ses attributs. À nouveau abandonné par sa mère, mais plus seul, il se prit d’amusement à faire comme les autres. En suivant la cadence, il rama.

A peine vos yeux soulignent le point de la dernière phrase que le Livre entre vos mains s'embrase et disparait, vous laissant pantois.

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