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Le Livre, les premiers chapitres

La seule cachette que vous avez pu trouver se trouve dans l'Echop même du mystérieux libraire. Vous ouvrez la première page du livre, non sans ressentir un petit tremblement dans vos mains qui le tiennent. L'émotion est grande, intense... "Bon j'me tais."

Chapitre 1

Dans la cage d’escalier de briques rouges résonnait une voix au timbre encombré de mucosités. 

– 69ème nuit du 863ème sillon de l’Âge du Pacte, ou devrais-je dire, troisième sillon de l’avènement de l’Empire, ou mieux encore, la Nuit de…

Soudain, le vieil homme, au teint blafard, posa sa main sur la colonne centrale de l’escalier en colimaçon, pris d’une quinte de toux grasse qui résonna de tout son coffre. Deux frêles bras, mate de peau, lui maintinrent la taille. La jeune servante qui se trouvait deux marches plus bas se contenta de tenir sa langue.

– Maudit corps ! Tu ne veux donc pas te remettre. Tu veux me lâcher. Hein, c’est ça ?

Même avec tout l’énervement contenu dans ses paroles, il parlait d’une voix faible et caverneuse. Sa main gauche, recouverte d’un mouchoir de coton, quitta sa bouche pour rejoindre le croisement de son regard. Au milieu s’étalait une grosse glaire verdâtre, mêlée de fils noirâtres. La servante fut sincèrement peinée de voir la maladie ainsi gagner sur son maître.

– J’ai encore saigné. Ce n’est plus qu’une question d’une demi-lune blanche de souffrance, tout au plus.

– Vous allez vous rétablir, mon maître.

Le vieil homme se redressa et soudain croisa, dans le vitrail d’une fenêtre, son propre reflet. Son visage émacié, creusé de rides sèches n’était pas pour le rassurer. Toutefois, au fond de ses yeux noirs, brillait toujours la volonté qui l’avait amené jusqu’à cette nuit. 

– Si nous l’avons construite, c’est pour définitivement enterrer ce qui ne devrait être pour tous qu’une comptine, parla-t-il à lui-même.

– Une comptine ? souligna la servante, tout en le soutenant.

Il la regarda un bref instant. C’était une jeune fille, presqu’une enfant, aux joues pleines de vie, qui aurait pu être sa petite fille. Néanmoins, il se sentit envieux de ce corps si jeune. De suite, il balaya de la main l’idée qui venait d’effleurer son esprit et reprit cette éprouvante ascension.

Enfin, atteignant la dernière marche du sommet, il put contempler le sol dallé de marbre de la coupole des Trilunes. La décoration était grandiose, à l’image de tout ce que l’empereur des Cités Rouges bâtissait. C’était une grande salle circulaire entourée de colonnes qui soutenaient une magnifique coupole de verre à travers laquelle éclairaient les étoiles et surtout la lune rouge. Rouge, comme les vingt gardes écarlates aux imposantes armures teintées de grenat qui protégeaient leur empereur, debout devant chaque colonne.

Si sa trop jeune servante fut soufflée par le spectacle, le vieil homme se garda d’être submergé par ses émotions. Là, au milieu, sur le trône, siégeait le but de sa venue et fallait-il encore traverser cette salle trop grande pour son cœur épuisé. Il s’arcbouta sur l’enfant, la prenant par l’épaule telle une canne et avança.

Assis, en maître absolu, le Magnus Kéol prit de suite congé de ce conseiller que le vieil homme trouvait trop souvent agenouillé aux pieds de l’empereur, celui au gant blanc.

– Chèl Mosasteh, mon ami, accueillit lui-même l’empereur de sa voix suave. J’espère que le lieu est à la hauteur de vos rêves ou devrais-je dire de vos prédictions les plus ambitieuses !

L’empereur indiquait des mains, la mosaïque au sol, la coupole et les colonnes, comme à son habitude, pour donner plus d’importance à ses paroles.

– Regardez, n’est-ce pas la démonstration de toute l’affection que j’ai pour vous, pour les lunes, celles-là mêmes dont vous tirez vos pouvoirs ?

En réponse, le devin lâcha un petit sourire, qui au fil de sa récupération, s’étirait sur son visage. L’empereur, alors d’un coup se leva, quittant son trône avec vigueur.

– Vous me semblez fatigué ce soir…

Au même moment où il donnait son bras pour que le devin s’en serve en soutien, la servante s’effaça, s’agenouillant à terre, rampant pour s’éloigner des deux êtres les plus importants de ce jeune empire.

– Vous maigrissez à vue d’œil. Et je sais de mon médecin que vous ne mangez pas tout le riz au lait de chamelle qu’il vous apporte chaque soir.

Chèl Mosasteh releva le visage puisque l’empereur restait, même descendu de son trône, plus grand que lui. 

– Je le sais, oh oui.

– J’en mange autant que mon corps veuille en accepter, Khalaman, répondit le devin.

Aussitôt, une émotion s’empara de la gorge de l’empereur, à l’écoute de son prénom que seuls quelques rares proches étaient, depuis son avènement, encore en droit de prononcer.

– Je le fais venir de Zutsaim… le riz, dit-il la gorge nouée.

En réponse, le devin toucha le haut de la main impériale qui n’était pas recouverte de métal et la tapota fébrilement.

– Je sais… je sais que vous faites tout ce qui est en votre pouvoir pour faire reculer ce qui me ronge, répondit faiblement le devin. Et même si vous ne me croyez pas, je sens les effets bénéfiques de vos médicaments…

L’empereur se mit en face de son vieux précepteur et afficha un sourire sincère.

– Chaque jour, je le sens, croyez-moi, ajouta le devin.

Khalaman ne savait plus exactement quoi penser. Lui mentait-il juste pour le rassurer, ce soir et spécialement ce soir ?

– Allez, oublions un instant les malheureux maux. Qu’ils daignent ce soir quitter votre corps et profitons. Regardez, j’ai fait placer un trône au dos du mien, disait-il en montrant l’envers du trône de marbre. 

Il y avait là encastré, un fauteuil plus étroit, molletonné de coussins soyeux. Plus petit, il ne pouvait pas recevoir un homme en armure. Mais, il était de taille aisée pour accueillir le maigre conseiller qu’était le devin.

– C’est en quelque sorte votre place : jamais en vue de ma cour, mais toujours à mes côtés pour me souffler les mots de la victoire.

– Hin hin hin, rit Chèl Mosasteh, en voyant en effet que le trône était double. 

Une attention qui le toucha encore plus. Khalaman était un être loyal envers lui. Cela, il ne pouvait en douter.

– Chèl Mosasteh, n’est-ce pas une nuit magnifique ?

Le Magnus parlait avec toute l’exubérance d’un être illuminé.

– Ce soir, cette nuit, Chèl, mon ami, nous allons terminer notre œuvre. 

– Une œuvre qui aura pris pas moins de neuf sillons à se réaliser, reprit Chèl Mosasteh.

– Oui, oui, mon ami… continuait le Magnus en levant les bras vers le dôme. Cette nuit, la lune rouge m’octroiera mon ultime pouvoir. Et tout cela, grâce à vous seul.

Chèl était comblé de voir ainsi l’homme le plus puissant du Sud lui rendre hommage.

– Pour cette nuit, il nous fallait avoir cette coupole terminée. Elle est le symbole de mon allégeance envers les lunes, envers… votre savoir. Quand vous ne serez plus, je me souviendrai à jamais de vous et cette tour en sera témoin pour les centaines de sillons à venir… les milliers ! 

L’empereur déclamait ses phrases, tournoyant dans la pièce, exprimant toute sa gratitude. Soudain, alors que la salle était baignée des lumières lunaires, une silhouette couvrit de son ombre menaçante les dalles de la pièce. Même si son passage fut bref, il jeta une sorte de froid dans la salle. Alors, se posa, sur les madriers perpendiculaires à la tour et enfoncés dans ses murs, une impressionnante créature-insecte, surmontée d’un cavalier non moins spectaculaire. C’était le méphénor des armées de l’Empire, la plus haute autorité après le Magnus Kéol, chevauchant une mantias.

 

Chapitre 2

Une mantias était un insecte docile capable, pour les plus grosses, de porter jusqu’à deux cavaliers. La tête était taillée pour la guerre avec une carapace ornée de trois pointes et dont la forme triangulaire n’était pas sans rappeler la mante religieuse. Même si cette mantias était plus qu’impressionante, celle-ci ne portait qu’un seul cavalier et non des moindres : le Méphénor.

Aussitôt accrochée aux madriers du mur, elle replia ses ailes translucides, faisant place au silence. Le méphénor attendait là, tenant d’une main les rênes de sa monture volante et de l’autre, l’étendard des Cités Rouges. Sur le drapeau étaient dessinées trois tours blanches adossées les unes aux autres pour n’en former qu’une plus large, sur fond de soleil rouge disait tout haut le peuple ou de lune sanglante détractaient en sourdine les dissidents.

Loin devant eux, les onze chars de bois qui allaient bientôt libérer leurs dangereux Hurleurs attendaient les volets clos. Il y avait peu de vent en ce début de nuit, l’étendard flottait lentement. Et tant qu’il resterait dressé droit vers le ciel étoilé, la première corne ne sonnerait pas le début de la bataille.

Le Magnus Kéol et le devin, dérangés, s’approchèrent pour aller sur le balcon de la coupole, là où s’étaient posés le cavalier et son destrier volant. 

– Ô, Magnus Kéol, les armées sont en position selon votre volonté. Ils n’attendent plus que mon signal, parla, sans retirer son grand heaume, le méphénor.

Au bord du balcon, ils pouvaient aisément observer l’étendue du champ de bataille. Le Magnus Kéol avait fait le choix du terrain. Quant au baron Surn Kairn, son demi-frère, ses armées étaient au rendez-vous. Surn Kairn commandait pas moins de dix-mille hommes. 

– Nos ennemis sont en force ce soir, mon empereur. Croyez-vous sincèrement que les Hurleurs en viendront seuls à bout ? ajouta le méphénor d’un ton dont on pouvait distinguer quelques appréhensions.

– Nos troupes ne sont pas à plaindre. Nos Hurleurs vont les terrasser, affirma l’empereur sans aucun doute.

– Certes, mais ils ne sont que cent-onze si je peux me permettre de vous le rappeler. Face à cette armée de soldats, même si ce ne sont que des hommes et des mi-hommes, les Hurleurs vont à leur perte, continuait de douter le méphénor.

L’empereur passa lentement en revue ses troupes cantonnées devant les hauts murs de briques tenant les portes de la cité. Les légions de soldats aux tabars rouges, protégés de broignes annelées et armés de leur fauchard, faisaient masse. Ils étaient nombreux, cinq-mille au dernier recensement. Sur chaque flanc étaient disposés les arbalétriers lourds, avec devant, des rangs de gardes dressant une forêt de fauchard-crochets. Au centre attendaient les cavaliers, protégés de cottes d’armes à tuiles de fer. 

Le Magnus Kéol les fixait, trépignant d’impatience.

– C’est bien ce qui est écrit, non ? Mon devin ? cria le Magnus pour se rassurer.

– Ainsi va la prophétie. Ce soir, sous la divine lune de sang, le dieu de la destruction Thurl couronnera notre entreprise de la victoire, expliqua le devin d’une voix maîtrisée.

– Permettez-moi d’en douter, chers amis. Si l’ennemi venait à trop gagner de terrain, je serais dans l’obligation de lâcher les légions rouges, répliqua le méphénor d’une voix résonnante.

– Votre manque de foi, c’est cela qui vous fait grand défaut pour mener un empire ! déclama l’empereur, galvanisé par la bataille qui allait bientôt débuter.

Le méphénor ne répliqua point. Il acquiesça et dans un souffle chaud, fit déployer les ailes de la mantias, regagnant le ciel, aussi rapidement qu’une sauterelle.

– Le méphénor tiendra-t-il nos troupes en attente ? questionna le devin.

– J’en suis convaincu. Il ne peut aller contre ma volonté, répondit l’empereur.

– La Concession Divine est très claire là-dessus : Nul homme ne doit intervenir. Ils devront se battre avec toute la fougue de la main qui les a forgés, sous le regard de leur dieu, cita-t-il.

« Même si c’est derrière des barreaux, termina en pensant Chèl Mosasteh. »

Entendant ces dernières paroles, le Magnus Kéol eut un frisson de crainte qui parcourut son échine. Il se rappela que cette nuit se jouait une importante phase de son existence.

Chapitre 3

De toutes les batailles, elle était toujours là debout, prête à les affronter. Le baron Surn Kairn, devant ses armées, l’observait, se demandant comment elle faisait pour dissimuler la peur qui les tiraillait tous. Dans le ciel se déplaçait cette maudite mantias qui bientôt annoncerait le début des hostilités. Si quelques nuages dissimulaient encore la pleine lune rouge, le peu de vent ne tarderait pas à les chasser. Il enfourcha son sorlh de guerre, sorte de tricératops à la collerette en corne, et parla à haute voix.

– Compagnons, cette nuit sera Notre nuit. Oui, vous avez bien entendu. Les monstres d’acier que nous affrontons depuis deux sillons, les Hurleurs, seront cette nuit seuls sur le champ de bataille. À chaque fois, là où ils sont lâchés, ils laissent des plaies béantes dans nos rangs. Mais ce soir…

Surn Kairn, tout en parlant, passait ses yeux sur tous les visages, conscient que demain il ne reverrait plus nombre d’entre eux. Et s’arrêtant sur le plus beau et le plus déterminé, il continua.

– Nous allons les combattre et les vaincre. Un par un, nous les tuerons tous.

Dans les rangs des officiers, la voix d’un guerrier à la barbe noire brodée de tresses s’éleva : 

– Ne serait-ce pas encore une ruse de son serpent de conseiller ?

Avant de répondre, Surn Kairn tourna la tête, la leva et observa le vol de la mantias qui se posa sur la plus haute tour jouxtant les murs de la cité d’Ildebée. Il ne put empêcher son esprit de se souvenir de l’époque où ils n’étaient que des enfants, jouant avec des cimeterres de bois. De cette époque où ils étaient encore trois, prêts à supporter la correction de son père pour protéger son petit frère d’adoption, Khalaman. Avait-il soudain des remords et s’était décidé à en terminer ce soir ? Des remords d’avoir plongé sa famille dans ce chaos, cette guerre insensée.

« Je t’aimais, Khalaman. Tu étais comme mon frère. »

Les rayons rouges de lune illuminèrent le ciel, donnant à ses souvenirs un arrière-goût de haine. Surn Kairn reprit.

– Les informations de nos espions sont certaines. Cette nuit, les Hurleurs se battront seuls et sans aucun renfort… Une histoire d’ego. Notre ennemi veut jouer dans la cour des dieux. Et c’est pour cette raison qu’il ne va pas falloir faillir. Nous sommes près de 10.000 et eux ne seront que 111. Sous ces chars, si nous les voyons comme des êtres de métal animé, rappelez-vous que ce ne sont que des orkaims.

Encore une fois, le baron Surn Kairn fixait le visage de la guerrière à l’armure nacrée, seul point brillant, dans cette marée de tabars colorés. La pointant du doigt, il cria : 

– Elle nous a montré comment on peut les vaincre ! Avec nos fauchards, nous leur trancherons les bras. Nous soulèverons leurs plaques et enfoncerons nos anelaces. Nous frapperons fort avec nos maillets de guerre.

– Hey, nous les Conquérants ! hurlèrent tous les soldats autour de Surn Kairn.

Puis, ils reprirent leur place dans les rangs. Chaque capitaine d’unité avait des ordres spécifiques. Ceux qui portaient des visières les baissèrent. Les archers encochèrent des flèches. Les arbalétriers remontèrent leur manivelle afin de bander l’arc assez fort pour percer les plaques d’acier des Hurleurs. On sentait dans l’effort des soldats la volonté de vaincre.

Surn Kairn sur son destrier de la masse d’un rhinocéros observait son armée en branle, les yeux nerveux et le visage grave. Elle le regardait toujours aussi déterminée qu’à la première bataille où ils avaient croisé ensemble le fer. Il dégaina et leva son cimeterre à la lame bleutée, au fil lisse d’un côté et dentelé de l’autre.

– Hey, nous les Conquérants ! hurla-t-il à ses dix-mille hommes qui s’étendaient devant les hauts murs de briques rouges de la cité d’Ildebée.

– Hey, nous les Conquérants ! reprirent tous en cœur les soldats aux tabars bleus, blancs, violets et verts, les couleurs des quatre maisons des Conquérants unis contre la cinquième.

Ils crièrent plusieurs fois, un nombre de fois dont seuls ceux qui se seront ce soir élevés contre la Horde hurlante se souviendront.

Chapitre 4

Tous là, réunis en meute, les orkaims savaient que ce soir le repas n’allait pas se disputer face à des chiens. Ce soir, s’ils voulaient manger à leur faim, il leur faudrait combattre des ennemis plus grands, plus forts, plus terribles : des humains habillés de tabars bleus, blancs, violets ou verts, des humains brandissant des armes et montrant les dents. 

Sous le char à attendre, ils savaient que le repas était encore loin. Pour l’obtenir, il leur faudrait courir et percer les lignes ennemies. Car c’était là le rôle des Hurleurs : diviser en plusieurs groupes les rangs serrés des Conquérants. Vêtus d’armures du plus dur des aciers, ils devaient courir vite et traverser les défenseurs jusqu’aux porte-étendards qui volaient loin dans le ciel. Souvent pour ce faire, les combats étaient inévitables. Le sang allait, ce soir encore, couler par la visière de leur armure pour leur donner ce goût amer de la viande humaine.

Mais une fois les légions brisées, des combattants, cette fois vêtus de rouge, fondaient à leur suite pour attaquer en de multiples points les rangs ennemis disséminés. Cela annonçait le moment du rappel, le moment où les cornes sonnaient le festin. Alors, avec tout l’entrain qui les caractérisait, les orkaims retournaient dans leurs tanières de bois, impatients d’avaler les succulents mets qui les attendaient.

Le retour était préférable à l’aller, les ennemis étant souvent en déroute. Mais pourquoi les humains avaient-ils cette habitude de ne pas les laisser courir jusqu’à leur but, juste en s’écartant ? Pourquoi tentaient-ils toujours de reculer le moment du repas en levant des armes de bois ou de fer désuètes, face à leur acier destructeur ? À ces questions, jamais ils ne recevraient de réponses. Et de toute façon, ce qu’ils voulaient, c’était remplir ce ventre qui les tiraillait. Alors, ils étaient tous impatients que les cornes sonnent une seconde fois pour enfin se repaitre. Car, après chaque bataille, on leur servait le plus grand des gueuletons.

Tôt ce matin, on les avait sortis de la fosse et menés, avec des bouts de pain de maïs rassis, jusqu’au palan. Quand vous vivez avec la faim, quoi qu’on vous donne, cela satisfait votre ventre. Suspendues, attendaient les impressionnantes armures d’acier. Chaque partie qu’ils enfilaient donnait droit à un morceau de pain toujours plus tendre. 

Le harnois avait été conçu par un grand nom de la guilde des maîtres d’acier de Nak-Them. Cela les habillait de la tête aux pieds, toutes les parties en cuir avaient été couvertes d’acier. De plus, chaque plaque métallique en chevauchait une autre et blindait le tout. 

Le moment de l’habillage avait ses attraits, même s’ils redoutaient de porter cette armure, hérissée de pointes. À chaque ajout, ils étaient un peu plus à l’étroit dans cette prison de métal, toujours félicités d’un morceau de mie. 

La boule devenait encore plus grosse quand on leur enfilait les brassards de lame et les gantelets à pointes. Mais, c’était juste pour leur faire oublier qu’ils ne pourraient maintenant plus prendre aucune croute dans la main. 

Alors, arrivait le plus effrayant, le casque à la mâchoire d’acier amovible qui leur donnait une allure de monstres métalliques. Devenus des golems d’acier, il leur était maintenant impossible de manger. Seul le sang, au goût détestable de leurs ennemis, allait bientôt imprégner leurs papilles. 

Toujours dociles, à attendre les petites attentions goûteuses des hommes aux tabars rouges, les orkaims avaient été entassés par dix sous un char de bois. Maintenant, ils ne pouvaient qu’attendre le son de la corne qui allait annoncer la course, chacun surement à penser aux fumets du plat qu’il préférait. Entre les futurs cuissots de lion au coulis de poivron, les jambons d’éléphant braisés à la fleur de sel ou les brochettes de rhinocéros caramélisées au sucre de canne, il y en aurait pour toutes les langues.

Toujours dans la noirceur du char, écoutant les grincements des harnois qui se frottaient, la salive montait au fond des bouches. De là, dans l’obscurité, ils ne virent pas l’étendard du méphénor s’abaisser dans le ciel, devant la pleine lune rouge. D’où ils étaient, ils ne purent qu’entendre résonner le premier chant des cornes.

Enfin, les volets de bois se levèrent sur un champ baigné de lumière écarlate. Tous sortirent en hurlant, dans l’espoir, une fois de plus, de faire fuir les assaillants et ainsi goûter plus vite aux raisins secs et parfumés. Mais, ce soir, aucun d’eux ne savait que nul festin ne les attendait. Ce soir, le sang dans leur bouche ne sera pas lavé par le délicieux jus de pamplemousse rose. Ce soir, les Hurleurs termineront ici leur vie d’affamés, prisonniers de leur carcan d’acier et le ventre vide.

Chapitre 5

D’abord, les cornes rugissantes couvrirent la vallée d’un son grave. En face, les dix-mille Conquérants furent chacun transpercés par la vague résonnante. Ils partagèrent l’hésitation d’aller ainsi courir à la mort, affronter les monstres de métal. 

C’est alors qu’ils entendirent gueuler les Hurleurs, sortant comme des bêtes de leur tanière de bois. Les orkaims, caparaçonnés de leur harnois d’acier, hurlaient en dévalant les pentes devant les murs de la cité. 

Les Conquérants se regardèrent les uns les autres, cherchant dans le visage de leur voisin, la force d’aller une fois de plus, contre ces engins à tuer. Et puis, du haut de son destrier, le baron Surn Kairn leva son cimeterre et hurla aussi fort qu’il put :

– Archers, tirez !!!

Une volée de flèches partit dans un souffle bref, droit vers le ciel étoilé. Les Conquérants étaient des combattants aguerris qui avaient pour la majorité plus de dix sillons d’expérience des batailles. Aussi, les flèches s’abattirent en pluie parfaitement ciblée sur la nuée de métal mouvante. Elle fut de suite suivie d’une seconde, puis d’une troisième et enfin d’une quatrième. Nombre de flèches transpercèrent les armures, dans le dos et les épaules, mais aucune ne tomba. 

Les brutes d’acier couraient vite et il fallait maintenant prendre aussi de la vitesse si les Conquérants voulaient faire des fauchards une arme redoutable.

– Chargez !!! cria le baron Surn Kairn. 

Le cimeterre droit devant, le sorlh de guerre s’ébranlait de tout son poids, chargeant à la rencontre des Hurleurs. Derrière, une masse d’hommes se mit à bouger comme une vague qui déferle sur le sable, un jour de grosse marée. Les voix s’élevèrent, galvanisant les soldats. 

Du haut de la coupole, le devin et le Magnus Kéol observaient tous deux, avec appréhension, la rencontre des cent-onze contre les dix-mille. L’empereur, particulièrement tendu, avait les deux poings fermés et fixait la collision imminente. Chèl Mosasteh était, quant à lui, plus serein. Les visions de la bataille avaient été assez claires, enfin l’espérait-il.

Soudain, le fracas du métal qui s’entrechoque remplit l’atmosphère de toute la vallée. On l’entendit jusqu’au nord de la cité. Ce fut un bruit assourdissant, terrible. Le Magnus Kéol s’en brisa une incisive. Chèl Mosasteh fronça les sourcils et écarquilla les yeux, impatient de voir les flèches métalliques percer la forêt de fauchards avançant. Ce fut heureusement le cas. Les armures animées ouvrirent en onze points les rangs des Conquérants, pourtant serrés. 

Une fois mélangés, les Hurleurs inaugurèrent un bal de corps à corps sanglant. Depuis la coupole, ils percevaient déjà la violence des affrontements. Mais, ce n’était rien comparé à ceux au cœur de la bataille.

Même si le baron Surn Kairn était assis sur son destrier au collier de corne le protégeant, il était juste à hauteur d’orkaim. Il avait espéré stopper l’orkaim de pointe, mais ce dernier sauta par-dessus lui, alors qu’il était bardé d’un harnois d’acier pesant plus de soixante kilos.

Débordés, les hommes et les femmes formant les rangs des Conquérants se livrèrent corps et âme dans une bataille qui devrait durer toute la nuit. Les orkaims fauchaient les hommes comme le blé un jour de moisson. Ils étaient plus farouches que jamais. 

Surn Kairn les avait combattus à maintes reprises et cette nuit s’annonçait tragique. Autour de lui, il voyait tomber ses hommes, à chaque fois sous des coups mortels. Les Hurleurs ne blessaient pas, ils tranchaient les bras, les jambes ou les têtes. Mais, s’attendrir sur la mort de ses proches, c’était s’exposer lui aussi aux bras armés de lames qui fendaient l’air sans fatiguer. 

Mourir cette nuit aurait été se défiler. Une action indigne des Kairn. Non, Surn Kairn était lui aussi plus implacable que jamais et c’est lui qui le premier empala un Hurleur. À ce moment, la fureur de la petite victoire se propagea dans les rangs. Les Conquérants redoublèrent de vigueur, oubliant leurs voisins décapités. Le sang et la lune rouge mêlaient leur couleur pour le plus grand des plaisirs du dieu Thurl, le seigneur de la destruction.

Chapitre 6

Larlh Vecnys s’était réfugiée tout en haut d’une tour située non loin des portes sud de la cité d’Ildebée, une bâtisse appartenant à sa maîtresse. La tour avait la particularité d’être, en son sommet, surmontée d’une terrasse. De là-haut, elle ne pouvait se soustraire aux bruits de la bataille. Et pourtant, c’était ce qu’elle avait escompté, mais en vain.

Alors, elle se résolut à supporter ce vacarme terrifiant, espérant que les Conquérants soient, une bonne fois pour toutes, arrêtés aux portes d’Ildebée. S’ils devaient cette nuit être victorieux, le risque était grand qu’ils saccagent la cité. Mais, le vieil homme qu’elle avait croisé dans un lupanar six nuits plus tôt semblait être certain des défenses de l’Empire, ce même vieil homme qui lui avait payé une avance pour un service coûtant fort cher. 

Car Larlh Vecnys ne faisait pas partie du commun des mortels. Elle était tout d’abord une femme-araignée, une femme presque en tous points humaine, hormis les six bras qui embellissaient son corps élancé et sublime. Elle portait des soies fines, une sorte de combinaison de voiles habillant son corps par endroit et laissant entrevoir habilement ses courbures, une façon simple, mais particulièrement efficace d’attirer le chaland. 

Entre ses seins et son nombril, était finement tatoué le symbole d’une araignée. Elle coiffait son crâne rasé le plus souvent d’un bijou, une araignée de bronze, dont les pattes retombaient sur les joues. Au-dessus de ses yeux noirs, si l’on s’y attardait, on pouvait discerner six petits yeux ronds comme des billes. 

Tous les atours rappelant les araignées, c’était en l’honneur des Sétèkes, son pays d’origine. Là-bas, on la vénérait comme une princesse. En effet, ses six bras témoignaient du sang pur qui coulait dans ses veines, sinon elle n’en aurait eu que quatre. Mais cela, peu de gens qu’elle croisait, ici, dans les terres du Sud, le savaient. Ils la considéraient comme une keymée, une mi-homme mi-bête et elle s’en contentait. 

Ici, le climat était fort propice à ne porter que des voiles. Ce qui convenait à la couverture qu’on lui avait choisie et qui lui allait à merveille. En effet, la nuit, elle arpentait les alcôves d’un lupanar, nommé Les bulbes de Vérunys, le plus réputé d’Ildebée. Elle s’adonnait aux plaisirs des massages et autres voluptés. De jour, elle ramenait souvent un de ses clients dans la tour, pour lui apposer un souvenir dessiné. Le tatouage, voilà dans quel art Larlh Vecnys excellait. 

Les tatoueurs étaient très répandus dans le Monde des Trilunes. Les plus grands venaient alors des Sétèkes où il était de coutume de porter son histoire sur la peau. Dans cette multitude d’artistes, une infime minorité de femmes y incubait de la sorcellerie et Larlh Vecnys en faisait partie. Elle était une invocatrice de Chaèm, déjà tisseuse du troisième fil. 

Toute petite, on lui avait raconté des quantités d’histoires sur les cités du Sud, sans aucun doute pour déjà l’habituer à ce qui devrait devenir son pays adoptif. Mais ce soir, les histoires de conquêtes et de batailles des Conquérants sonnaient bien trop proches à ses oreilles. Bien que magicienne, elle n’était que de chair face à une dague. Aussi, tout en haut de sa tour, après avoir fait barricader les doubles portes d’accès par ses deux esclaves, elle patientait, tremblante, la fin des hostilités.

Chapitre 7

La bataille faisait rage. Les heurts de métal s’unissaient aux râles des mourants. À chaque fois qu’un Hurleur tombait, les Conquérants criaient haut l’exploit. Dans le ciel, sa mantias en vol, le méphénor suivait de près l’évolution des combats. Voyant le fleuron de l’armée de l’Empire ainsi livré en pâture aux Conquérants, il enrageait de cette sotte décision.

Et pourtant, ils n’étaient que cent-onze et avaient déjà fait des ravages dans les armées adverses. Le méphénor vit un autre des colosses d’acier tomber. Alors, il ne tint plus et retourna à la Coupole des Trilunes auprès du Magnus Kéol. Ce dernier était toujours en compagnie de Chèl Mosasteh, le devin impérial, qui avait aujourd’hui plus de pouvoir que lui. 

La mantias agrippa avec ses tarses les madriers de bois et s’ancra à la tour, au bord du balcon. Le Magnus Kéol, qui était absorbé par la bataille, fut surpris de la soudaine arrivée du méphénor. Quant au devin, il paraissait toujours s’y attendre.

– C’est un moment décisif, Khalaman. On peut encore infliger une défaite cuisante et sauver les Hurleurs.

– C’est bien parce que nous sommes entre nous que je tolère ces familiarités, Trakémis ! déclama haut et fort le Magnus Kéol. 

Le devin avait ce recul, de faire mine de rien, de ne laisser échapper aucune expression de son visage, ne voulant s’attirer les foudres de personne. Mais, ce visage de marbre, vieux et fripé, Trakémis Erestha le toisait d’entre la visière de son heaume. Car tout le massacre, qui se perpétrait cette nuit, était le résultat de ses seules manipulations. 

– Regardez, ils tombent les uns après les autres. Le nombre, c’est le nombre qui les submerge.

– Les uns après les autres… Qui sera encore debout dominant ce charnier luisant de sang ? ajouta le Magnus Kéol, les yeux brillant d’excitation.

– Une volée de flèches semi-lestées ne transpercerait pas les harnois lourds des Hurleurs, mais ferait de nombreuses victimes chez nos ennemis. Nous l’avons déjà pratiquée ! 

– NON ! Comment dois-je vous le dire ? Cette nuit est la dernière des Hurleurs. Il va falloir vous y faire.

– C’est absurde, insensé, rétorqua le méphénor.

– Oh que si, ça a un sens… Oh que si, ajouta le Magnus Kéol en croisant le regard de Chèl Mosasteh toujours muet.

– La victoire, nous passons à côté de la victoire. Des mouvements de renforts ont été repérés dans les terres du Ventre de Gaslog. Il faut ce soir les exterminer et couper court à toute envie de nous assiéger. Qui sait combien de troupes arriveront les prochains jours ? continuait le méphénor.

– Je le sais moi. Et prochainement, nous annoncerons des négociations de paix.

– Vous rêvez. Les Conquérants ont repris quatre des cités de notre jeune empire. Ils ne s’arrêteront pas là, pas si près des portes d’Ildebée ! Leurs armées sont encore nombreuses. Peut-être des dizaines de milliers d’hommes avancent pour demain nous écraser. Et, sans les Hurleurs, nous…

– Il suffit ! Quand le regard d’un homme croise celui d’un dieu, il faut savoir faire quelques sacrifices, déclama l’empereur.

À ces derniers mots, le méphénor ne put répondre. Il était consterné par ce qu’il entendait. Le devin avait une complète emprise sur Khalaman et il n’y pouvait plus rien.

– Ce sera selon votre volonté, mon Magnus. Ce soir, les Hurleurs tomberont sous les armes des Conquérants, conclut le méphénor.

– Oui tous, sauf un ! termina Khalaman.

Chapitre 8

Son armure d’écailles était couverte de sang, le sang des Hurleurs, mais surtout le sang de ses frères. Cette bataille était de loin la plus horrible qu’il avait jamais livrée. Elle lui rappelait le massacre de la Passe de Taranthérunis, la première bataille où les Hurleurs avaient fait leur apparition. Mais cette nuit, le massacre durait aussi longtemps que le passage de la lune rouge dans le ciel. Cela n’en finissait pas. 

Les monstres d’acier semblaient infatigables. Leur force, combinée à l’acier le plus dur jamais forgé, taillaient les hommes en pièces, même les mieux protégés. Surn Kairn avait vu l’un d’eux interposer un grand pavois de fer littéralement fendu en deux. Puis, comme si ce n’était pas suffisant, il avait aussi perdu le bras du bouclier, tranché à l’épaule.

Dans ce marécage de boue sanguinolente, qu’étaient devenus les vallons d’Ildebée, les Hurleurs tombaient les uns après les autres. Et c’était pour cela qu’il était prêt à endurer toutes les souffrances, même celle de perdre ses proches. La nuit était bientôt à son terme et les Hurleurs ne se comptaient plus que sur les cinq doigts de la main.

Surn Kairn cherchait, du haut de son destrier, les rares ennemis en vie. Faisant un tour de vue pour estimer ses armées en état de combattre, il comprit que les pertes étaient énormes. Il leur faudrait des lunes pour se remettre d’une telle bataille. Quand il vit, un peu plus loin, l’un des rares monstres d’acier encore debout, avançant et faisant place autour.

Il avait un peu de temps devant lui. Il put souffler et s’essuyer du sang poisseux coulant dans ses yeux. Il souleva son heaume cornu et en profita pour regarder loin, au-dessus des portes de la cité. Là-bas, brillait d’un rouge lunaire le dôme de verre. Il y voyait scintiller un rubis. Ce ne pouvait qu’être son demi-frère dans son armure rutilante, loin des fracas de la bataille, à regarder ce carnage perpétré en son nom.

Il l’observa longtemps et se rappela Tyros, le frère de Khalaman. Celui qui, s’il n’avait pas été assassiné, n’aurait jamais laissé son frère jumeau trahir les Conquérants. Tout ce gâchis pour un seul homme. Et puis, il se souvint du jour de la rencontre avec ce mage maudit qui se désignait comme un devin. Ce Chèl Mosasteh, était-ce à lui que l’on devait ces dizaines de milliers de morts ?

Les cris de rage de l’orkaim d’acier, progressant dans la marée de soldats, le rattrapèrent dans ses pensées. Tog, sa monture de guerre, subit l’assaut farouche de l’orkaim. Le sorlh fit un mouvement circulaire avec sa collerette en corne, au ras du sol. Le Hurleur bascula et tomba, renversé sur le dos. L’occasion était trop belle. Bien qu’il soit fatigué, Surn Kairn descendit de la selle pour le terminer à terre.

Ainsi allait la loi de la guerre. Il n’était pas question que le colosse se relève. Pas un seul ne devait cette nuit survivre. Au-dessus, il croisa des yeux brillants, cachés derrière le heaume d’acier, les yeux d’un jeune être vivant à sa merci. Ce n’était là qu’un esclave conditionné par l’Empire, à se battre pour une cause qui n’était pas la sienne. 

Il pointa son cimeterre sur le cou du Hurleur à terre, épuisé. Mais avant d’infliger la sentence qui devait mettre fin à cette nuit interminable, Surn Kairn leva les yeux vers son demi-frère Khalaman, qui devait l’observer, car c’était là le dernier de ses golems encore en vie. 

– D’ici, tu n’entends pas, mais je vais quand même te le dire : Khalaman, cette guerre ne se terminera que le jour où ce sera toi à terre que je transpercerai.

Et il abaissa, dans une ultime force, son cimeterre. Mais l’orkaim le poussa du genou dans l’énergie du désespoir. La lame ripa sur l’armure et s’enfonça quelque part au niveau du plexus. L’orkaim lâcha un hurlement de douleur. Surn Kairn maintenait toujours l’arme, s’appuyant de tout son poids pour qu’elle pénètre plus profondément dans le corps de sa victime.

– Ce n’est rien. C’est la délivrance ! La mort vient te prendre. Tu seras alors avec tes frères, plus jamais à servir un humain qui te déteste, lui parlait Surn Kairn en s’arcboutant sur le cimeterre, peinant à se frayer un chemin dans la brèche de métal. 

Le baron eut un sentiment étrange tout en fixant le regard de l’orkaim. Était-ce un enfant ? Il lui semblait qu’il le comprenait, qu’il partageait ses pensées. 

– Meurs ! lui cria de rage Surn Kairn, s’en voulant d’avoir eu une émotion pour le dernier de ceux qu’il avait combattus deux sillons durant.

Mais la bête ne voulait pas lâcher. D’un coup, elle lança son poing entouré d’une lame de hache droit vers le flanc du baron, perçant les écailles d’acier, tranchant les chairs et les côtes. Surn Kairn s’affala de tout son long, à côté de l’orkaim vaincu. Leurs bras se touchaient. On aurait pu croire qu’ils se tenaient la main. 

Ce fut le dernier signe de vie de l’orkaim. On le laissa ainsi, surmonté du cimeterre de Surn Kairn, comme pour honorer le dernier Hurleur de la guerre.

« Cette nuit, les Conquérants sortent vainqueurs de la bataille finale contre les Hurleurs. Mais à quel prix ? termina de penser Surn Kairn avant de s’évanouir, la bouche encombrée de sang. »

Chapitre 9

Dans un grincement qui s’éternisait, les portes de la cité d’Ildebée s’ouvrirent. Derrière, debout, le dos vouté de fatigue, le devin impérial était escorté de six gardes écarlates. À leur suite marchaient huit servants qui portaient une sorte de lit large en bois, muni de manches permettant à chacun de le tenir.

Ils traversèrent les rangs des armées de l’Empire toujours disposés et bien ordonnés devant les murs de la cité. De la nuit, elles n’avaient pas bougé, pas tiré un seul carreau, même les cimeterres des soldats n’étaient pas sortis de leur fourreau. Toujours en poste, ils attendaient.

Ils avaient vu, en cette nuit de pleine lune rouge, se faire massacrer ceux qu’ils considéraient, depuis maintenant deux sillons, comme leurs frères. Même si ce n’était que des orkaims, qui ne partageaient pas leur pain ni leur couche, ils se battaient à leurs côtés. Alors ce matin, pour les cinq-mille hommes de l’armée de l’Empire, ici devant la cité d’Ildebée, c’était un matin de deuil.

 Pour Chèl Mosasteh, qui présidait la procession, c’était Le matin annonçant la fin des neuf sillons du rite, le matin de la désignation du dernier lien de l’empereur, le lien d’os. Ce rite lui avait tant coûté en santé et en temps, le temps, unité précieuse, qui inlassablement lui filait entre les doigts. Si tout se passait comme il l’avait prédit, ce matin serait aussi celui ouvrant les prémices de sa régénération.

Absorbé dans ses pensées, il en oublia de se concentrer. Ce sont les vallons, transformés en une masse informe de chair sanguinolente et de fer martelé, qui le rappelèrent à l’ordre. Ici, les pieds dans la boue, évitant les flaques de sang, la fureur des affrontements lui sauta au visage. Chèl Mosasteh arrêta de marcher et les hommes de queue en firent autant. En la présence du devin, nul ne devait parler. 

Il abaissa ses paupières pour entrer en transe. Maintenant que le bruit des pas avait cessé, de-ci de-là, on entendait des râles d’agonie. La vie s’échappait encore des poumons des rares survivants.

– Ananum, prends mes yeux et montre-moi ! incanta le devin.

Dans la nuit de ses yeux, les vallons se dessinèrent et chacune des âmes encore piégées dans le corps mourant de son possesseur illumina sa vision. Entre toutes celles qui commençaient à s’embraser, instant annonçant la séparation de l’âme et du corps, une seule âme des Hurleurs était restée parfaitement mêlée à la chaleur du corps encore en vie.

Localiser le survivant était donc fait. Maintenant, commençait une autre tâche, tout aussi importante. Chèl Mosasteh ne s’arrêta donc point dans sa concentration. Il resta même assez longtemps dans ce monde où les ténèbres règnent en maîtresses. Percevoir la vie de la mort, ressentir les nuances qui rattachent l’âme à un corps ou alors qui s’en détachent était là une partie de ses pouvoirs. Un savoir qu’il cachait bien. 

C’est alors qu’il identifia un autre Hurleur, un qui avait encore une lueur d’âme proche de la vie. Ses yeux se rouvrirent, brillant d’un nouvel espoir. Sans dire mot, il reprit sa marche dans la direction de sa cible.

– Là ! indiqua juste Chèl Mosasteh en pointant son index vers une armure de Hurleur. 

Alors, les huit porteurs du lit de bois plièrent les genoux pour le poser à terre. Ils commencèrent à libérer l’orkaim encombré des corps des Conquérants morts à sa rencontre.

– Allez, dépêchez ! insista le devin, les trouvant un peu trop lents.

– Vous autres, aidez-les ! s’adressa-t-il aux gardes écarlates. 

Même si leur rôle n’était nullement de déplacer des cadavres, ils s’exécutèrent sans aucun commentaire. Tous savaient ce qu’il en coûtait d’aller à l’encontre des souhaits du devin, et cela, quel que soit votre grade. Tous avaient en mémoire l’histoire de Madrigal la torénor, exécutée sur-le-champ pour avoir désobéi à un ordre du devin impérial.

Chèl Mosasteh ferma de nouveau les yeux, afin de s’assurer de la vitalité de son leurre. L’orkaim était toujours en vie, mais il fallait faire au plus vite. Le temps était compté. 

« Le temps, toujours le temps… pensa Chèl Mosasteh. »

 Une fois l’armure dégagée, il fit signe de la main de lui faire place. Chèl Mosasteh n’était pas de ceux qui déblatèrent et parlementent, il aimait s’économiser dans les mots. Il put s’agenouiller au chevet du mourant. Ainsi, il analysa où se trouvaient les blessures. Il y en avait bon nombre. Celle qui devait être mortelle avait été causée par un choc contondant dans le plastron. L’armure lui comprimait le corps et la respiration était de plus en plus faible.

– Vous, défaites-moi ces sangles ! cria-t-il envers deux porteurs. 

De cette manière, ils purent soulager le Hurleur, qui peu à peu reprenait du souffle, de la vie. Une fois les sangles défaites, les porteurs attendirent, regardant le devin dans l’espoir d’un ordre expliquant la marche à suivre. Mais, ce dernier restait là, sans dire mot. À attendre, la tension montait en eux, mais ils ne voulaient pas énerver le vieil homme quelque peu acariâtre. 

En fait, Chèl Mosasteh était à nouveau plongé dans une concentration, une transe de magicien, une transe qui paraissait des plus déconcertantes pour les hommes qui étaient à ses ordres puisqu’elle se passait à yeux ouverts. Maintenant qu’il avait écarté le danger de mort entourant son leurre, Chèl Mosasteh était retourné dans sa mission première, celle de prolonger sa vie.

Chapitre 10

Si les matins de nuits de batailles sont pour la plupart le moment de panser ses blessures, pour d’autres, c’est l’occasion de faire de très bonnes affaires, même s’il faut ne pas avoir de respect pour les morts. Toute une partie du peuple, que l’on surnommait à tort les petites gens, ne pouvait avoir le luxe de respecter les morts, surtout en période de guerre où les denrées périssables étaient rares et fort chères. Pour s’en procurer, il fallait savoir prendre des risques. 

Même si cette nuit avait fait fuir la population dans le nord de la cité, loin des murs où s’entre-déchiraient les soldats, ce matin une foule de coupe-jarrets se déversa à la suite du devin et de son escorte. Toutes les armures, les armes et boucliers étaient autant de richesses simples à s’approprier. Il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser. Il fallait faire vite, avant que le lieu ne soit interdit. Toutefois, ces dénicheurs de trésors servaient autant leurs intérêts qu’ils ne servaient l’Empire, car malgré tout, ils nettoyaient les champs de bataille. 

Dans la foule de pilleurs se distinguait une petite équipe de trois, dont l’un était caché sous le capuchon d’une esclavine épaisse en toile de chanvre. Les deux autres portaient des vêtements similaires, mais ils avaient levé leur capuche, laissant leur visage humain visible. 

L’un était trapu et fort poilu, l’autre plus sec et plus allongé parlait avec le nez. Tous deux discutaient de l’art et la manière de bien piloter la charrette à deux roues qu’ils tenaient. Celui plus fort tirait sans rechigner, parfois pour deux, tandis que l’autre avait tendance à trainer, prétextant diverses excuses. Une fois, c’étaient les flaques de sang qui toujours lui étaient destinées, une autre, c’était pour observer dans quelle obscène pause était mort un Conquérant. 

Devant, avançait le troisième, encapuchonné, décidé à rester discret. Tous trois n’étaient pas si loin de la procession du devin et ses gardes. On aurait pu penser qu’ils les suivaient.

– Arrête-toi de tirer. Regarde, si tu continues, on va renverser maîtresse, ordonna le trapu au plus élancé.

– C’est de ta faute. J’croyais qu’tu dirigeais, rétorqua du nez le second. 

– Chuut, tu vas nous faire encore punir, en termina le premier.

Sous son esclavine, elle laissa les paroles envahir ses pensées. Même si le devin connaissait une partie de ses pouvoirs, Larlh Vecnys ne devait pas lui dévoiler l’étendue de sa volonté. Aussi, elle ouvrit les portes de son esprit afin qu’il lui parle sans effort. Toutefois, elle veillait à ce que le lien télépathique, qu’il venait d’instaurer, ne se limite qu’à la parole. 

L’écoutant lui indiquer l’emplacement de l’orkaim, qu’elle était ce matin venue chercher, elle se dit que ce vieux devin possédait bien des ressources. Parler avec la pensée aussi facilement n’était pas l’apanage de tous les mages. Ce vieil homme cachait lui aussi l’étendue de ses pouvoirs, et mieux valait l’avoir de son côté qu’en ennemi. Après avoir écouté les directives en parfaite professionnelle, elle exécuta les ordres sans réponse ni autre question. 

Elle ne côtoyait le devin que depuis peu, mais elle appréciait déjà sa compagnie. Il dégageait quelque chose d’indescriptible, une sorte d’aura dont elle était tombée sous le charme. Peut-être était-ce l’attrait de la puissance dont il venait ce matin de tout juste lui montrer un très faible aperçu ?

Marchant dans la terre molle, gorgée de sang, où chaque pas faisait échapper un sifflement d’air, ils arrivèrent au plus loin des portes de la cité et au plus proche du campement des Conquérants. Là était allongé un Hurleur, l’armure hérissée de flèches, le plexus ouvert d’une entaille d’où sortait encore du sang chaud. Quelqu’un avait dû y récupérer une arme enfoncée, celle qui avait fini par le terrasser. Au-dessus de son casque, elle se pencha et entendit le souffle du dormeur. 

– Allez, prenez-le et hissez-le sur le charriot… doucement.

Ils n’étaient que deux à l’extirper de la glaise et il leur fallait déployer beaucoup d’efforts. Leurs huit bras, quatre chacun, aidaient bien pour manipuler le Hurleur. Même s’ils étaient deux esclaves, habitués aux travaux de force, le poids du bestiau était important. 

Larlh dut, à contrecœur, plonger deux de ses six mains dans la fange. Geste qu’elle devrait plus tard leur faire payer, une princesse ne devant en aucun cas s’abaisser à ces besognes. En la voyant ainsi les aider, ils eurent déjà mal du futur châtiment qu’elle allait leur infliger. Car même si le plus fin des deux en appréciait parfois les viles caresses, il redoutait les douleurs qui persistaient plusieurs jours après. Alors, ils redoublèrent d’efforts pour qu’elle ne se sente pas obligée de les assister. Le plus trapu, afin d’apaiser le prochain courroux de sa maîtresse, lâcha même un :

– Laissez-nous faire, maîtresse. Ce n’est point là la destination de vos jolies mains.

Il lui avait fallu longtemps pour élaborer cette phrase. Mais, elle avait un certain effet auprès de Larlh Vecnys, même si, à la longue, elle devenait un peu répétitive. Larlh retira ses mains de la boue et déjà se les essuyait. Car, elle se devait de les avoir toujours impeccablement propres surtout pour exercer sa magie si particulière. 

Elle frottait chacun de ses doigts, d’abord avec vivacité, ce qui eut pour résultat de faire suer encore plus les deux hommes-araignées, non pas d’effort, mais de stress. Chacun des deux se disait qu’il fallait vite que les mains de leur maîtresse retrouvent leur blancheur immaculée. Puis, au fur et à mesure, que les salissures s’estompaient, elle frotta avec plus de méthode et moins de force. 

Quant aux deux aracknys, ils bataillaient, d’un côté à tenir le charriot incliné tout en tirant de l’autre le Hurleur et tout le poids de son armure. Cela faisait plus de deux-cents kilos de poids mort à hisser. Toutefois, l’horizon d’une punition porta ses fruits. Les deux sbires étaient maintenant recouverts de sang et de boue, mais le fardeau avait enfin pris place dans le charriot.

Larlh Vecnys ne montra aucun signe de satisfaction, alors qu’elle avait parfaitement suivi toute la scène jusqu’à son couronnement. Non, Larlh Vecnys continuait d’essuyer le sang qui s’était immiscé dans les commissures de ses ongles. Lentement, elle passait un mouchoir de coton blanc, en prenant bien soin de le faire sous les yeux apeurés de ses deux esclaves.

A peine le chapitre 10 terminé qu'une silhouette assez grande se rapproche. Damned ! VanGogue le libraire vous a retrouvé.

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